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LES VOYAGEUSES AU XIXe SIÈCLE

de sympathie, et leur conversation animée leur raccourcissait la longueur du voyage. Le professeur s’amusait à appeler sa compagne Sidi, titre arabe qu’on ne donne qu’aux femmes de haut rang, et qui équivaut presque à celui de princesse chez nous. Abdhul, le guide, en l’entendant, s’informa si la Sidi Frédérika était une parente du sultan de la Prusse, Frédéric.

« Oui, répondit avec beaucoup de sérieux M. Levison, c’est sa parente, mais un peu éloignée. » Et il informa alors sa compagne de voyage de la dignité nouvelle qu’il venait de lui conférer. Elle suffit pour faire d’Abdhul son esclave dévoué ; il était extrêmement fier d’accompagner une princesse de sang royal et de la servir. Il se serait volontiers mis à genoux devant elle ; il la poursuivait de ses attentions. Le titre imaginaire dont on l’avait leurré faisait beaucoup plus d’effet sur son esprit que si on lui avait parlé de la célébrité de cette femme modeste et des livres qu’elle avait écrits.

Cependant Frédérika Bremer n’oublia pas, malgré cette grandeur improvisée, qu’elle était avant tout écrivain et femme de lettres. En entrant à Jérusalem, elle laissa libre cours à son imagination et écrivit sous sa dictée une de ces lettres délicieuses qui devinrent par la suite la base d’un ouvrage complet sur ses voyages d’Orient. « J’élève mes mains vers la montagne où est la maison du Seigneur, et je ressens une indescriptible joie d’y être arrivée sans encombre. Je suis à Jérusalem ! j’habite sur la colline de Sion, la colline de David ! De ma fenêtre j’embrasse toute la ville, berceau antique et vénéré des plus grands souvenirs du monde, motif de tant de luttes sanguinaires, de tant de pèlerinages, d’hymnes de joie et de douleur. »

Chacun sait ce qu’est la vie du voyageur en Palestine : une suite de visites aux différents lieux auxquels se rattache un souvenir de l’Ancien Testament ou de la vie de Notre-Seigneur ; sans cesse se renouvellent les touchantes impressions qui se gravent si profondément dans le cœur et le cerveau de tous les chrétiens. Ni la Grèce, avec ses souvenirs historiques, ses mystérieuses vallées et ses sommets consacrés ; ni l’Italie, avec toutes les gloires de l’art et de la nature, avec les traces d’un peuple guerrier, jadis maître de tout le monde connu, ne produisent sur l’esprit du penseur un effet approchant de celui de la terre sainte, la demeure mortelle de Jésus-Christ.

Cependant les lieux sanctifiés qui l’environnaient n’absorbaient