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COMTESSE DORA D’ISTRIA

morceaux de neige et du kirsch, dont l’odeur même m’était devenue insupportable, mais que j’étais obligée de boire, par ordre formel des guides.

« Depuis longtemps nous avions franchi la région des sources et des torrents. Nous ne tardâmes pas à dépasser même celle où les fissures du glacier se découvraient sous la neige, et nous ne marchâmes plus que sur le linceul éternel et sans tache du désert glacé. Je respirais à peine ; je m’affaiblissais de plus en plus ; aussi était-ce avec bonheur que j’arrivais aux haltes marquées par ceux qui nous précédaient. Je me précipitais épuisée, mais ravie, sur la couche de neige qu’on m’avait préparée. Les avalanches étaient fréquentes ; tantôt elles roulaient par blocs immenses avec un bruit lugubre ; tantôt la neige, soulevée par le vent, tombait sur nous comme de la grosse grêle. Le brouillard se répandit de toutes parts, à notre grand effroi ; nous perdions rarement de vue ceux qui nous ouvraient la route. Après la plaine de neige, la pente devint plus rude et difficile ; à peine les guides avaient-ils assez de force pour frayer un chemin, tant la montée était rude, tant la neige était épaisse.

« Enfin, à dix heures, on s’arrêta sur un plateau qui s’étendait au pied du Monch. L’arête de ce mont se dressait devant nos yeux. On avait taillé une petite grotte dans la glace, où l’on me fit reposer, enveloppée de couvertures. Nous étions littéralement à bout de forces ; la respiration nous manquait, et depuis quelques instants je crachais le sang. Cependant je ne regrettais ni mes fatigues ni la résolution qui m’avait entraînée jusque-là ; tout ce que je craignais était de ne pouvoir aller plus avant. Cet air même que je supportais si mal était pour moi un objet d’études intéressantes, à cause de sa pureté extraordinaire. Un de mes guides, ayant emporté de la grotte quelques branches de genévrier, fit du feu, afin de fondre la neige, que nous bûmes avec délices. Je remarquai alors qu’on se groupait à quelque distance de moi pour délibérer tout bas. Les figures étaient soucieuses. Nous avions parlé de la Jungfrau comme du but de notre expédition ; tous les regards se portaient avec inquiétude sur cette montagne, qu’on voyait à gauche, enveloppée d’épais brouillards. Je redoutais vaguement qu’on ne voulût mettre obstacle à la réalisation complète de mes projets. En effet, on vint me dire qu’il nous serait impossible ce jour-là d’escalader la Jungfrau ; qu’il fallait marcher longtemps