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COMTESSE DORA D’ISTRIA

tudes spéciales. Elle distingue plus promptement que l’homme tout ce qui se rattache à la vie nationale et aux coutumes populaires ; de sorte qu’un vaste champ trop négligé s’ouvre à ses observations. Seulement, pour l’explorer avec fruit, il faut, ce qui lui manque trop souvent, la connaissance des langues et de l’histoire, ainsi qu’une disposition à se conformer à des usages très divers et une santé capable d’endurer de grandes fatigues. Ce programme qu’elle trace, la comtesse le remplissait elle-même. Dès l’enfance, elle avait manifesté un goût décidé pour l’étude de l’histoire, goût qui s’était chez elle de plus en plus développé. Ses voyages fortifièrent en elle cette conviction, qu’on ne peut comprendre un peuple que si on connaît son passé, si on a lu ses annales et ses principaux écrivains. Elle-même dit spirituellement qu’en étudiant une nation au point de vue exclusif de son état actuel, on est exposé aux mêmes erreurs que si on voulait juger un individu après une connaissance de quelques heures.

Elle ajoute qu’il faut en outre examiner sans préjugés aristocratiques toutes les classes dont cette nation se compose. En Suisse, elle vécut en pleine montagne pour avoir une idée de ce genre d’existence ; en Grèce, elle traversa à cheval les solitudes de Péloponèse ; en Italie, elle questionna, toutes les fois que l’occasion s’en présentait, le marchand ou le savant, le pêcheur ou l’homme d’État.

Son ouvrage sur la Suisse allemande (1856) est moins descriptif que philosophique, et la forme en a un peu vieilli. Il ne peut être question ici d’en faire l’analyse : ce qui nous intéresse est le récit de son ascension du Monch, sommet voisin de la Jungfrau, qu’elle accomplit au prix de difficultés extrêmes, presque insurmontables pour une femme. Nous le citerons à peu près en entier.

« Quand j’annonçai le projet d’atteindre jusqu’au dernier sommet des Alpes, la stupéfaction fut générale : les uns s’imaginaient que ce n’était qu’un caprice prêt à se satisfaire par le seul bruit qu’il causerait ; les autres se récriaient contre un courage qui voulait braver tant de périls. Personne enfin ne pouvait s’habituer à l’idée d’un projet si extraordinaire. L’agitation redoubla lorsqu’on vit partir les différentes dépêches télégraphiques qui appelaient du fond de leurs villages les guides désignés comme les plus résolus dans la contrée. On conservait pourtant une espérance, c’était que ces guides me détourneraient eux-mêmes de mon entreprise.