Page:Chevalier - Les voyageuses au XIXe siècle, 1889.pdf/118

Cette page a été validée par deux contributeurs.
108
LES VOYAGEUSES AU XIXe SIÈCLE

d’Europe et s’établit à Osmandjik, près de Sinope, où elle bâtit une ferme modèle. L’amnistie promulguée par l’empereur François-Joseph la remit en possession de ses biens. Elle chercha dans des travaux littéraires une occupation pour son esprit, sans cesse en quête d’aliment, et un but à son activité. Ses Études sur l’Asie Mineure, qui parurent d’abord dans la Revue des Deux Mondes, ont obtenu d’un critique cet éloge qu’il n’avait rien lu qui donnât une idée aussi complète et aussi exacte de la vie orientale. Le désir de visiter Jérusalem lui avait fait quitter sa ferme d’Osmandjik, et elle avait résolu de s’y rendre en traversant l’Anatolie et en suivant la côte. Elle emmenait avec elle sa fille, enfant d’une douzaine d’années, et une suite assez nombreuse. Dès les premières pages se trouve une esquisse d’intérieur musulman qui est tracée avec une singulière vigueur et beaucoup d’originalité[1].

« J’allai descendre à Tcherkess chez un muphti que j’avais guéri quelques mois avant d’une fièvre intermittente, et qui m’attendait à bras ouverts. On a tant parlé de l’hospitalité orientale, que je m’abstiendrais volontiers de revenir sur ce sujet si, tout en en parlant beaucoup, on n’en avait parlé fort mal. Le fait est que de toutes les vertus en honneur dans la société chrétienne l’hospitalité est la seule que les musulmans se croient tenus de pratiquer. Malheureusement une vertu qui se contente des apparences est sujette à s’aliéner bientôt. C’est ce qui est arrivé, ce qui arrive journellement de l’hospitalité orientale. Un musulman ne se consolera jamais d’avoir manqué aux lois de l’hospitalité. Entrez chez lui, priez-le d’en sortir, laissez-le se morfondre à la pluie ou au soleil à la porte de sa propre maison, ravagez son office, épuisez ses provisions de café et d’eau-de-vie, culbutez et mettez sens dessus dessous ses tapis, ses matelas, ses oreillers ; cassez sa vaisselle, montez ses chevaux, rendez-les-lui fourbus, si bon vous semble, il ne vous adressera pas un seul reproche, car vous êtes un mouzafier, un hôte ; c’est Dieu lui-même qui vous a envoyé, et, quoi que vous fassiez, vous êtes et serez toujours le bienvenu. Tout ceci est admirable ; mais si un musulman trouve le moyen de paraître aussi hospitalier que les lois et les mœurs l’exigent sans sacrifier une obole, ou même en gagnant une grosse somme d’argent, fi de la vertu, et vive l’hypocrisie ! C’est ce qui arrive quatre-vingt-dix-neuf

  1. Princesse Belgiojoso, Asie Mineure et Syrie (Calmann Lévy).