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LES VOYAGEUSES AU XIXe SIÈCLE

l’ordre de donner un échantillon de son talent musical sur un piano, étonné sans doute de se trouver là.

« Dans ma jeunesse, écrit Mme Pfeiffer, j’avais été passable musicienne ; mais il y avait longtemps de cela ! Depuis trente ans je n’avais pas ouvert un piano. Qu’est-ce qui m’aurait dit que je serais un jour appelée à m’exécuter devant une reine et sa cour, à soixante ans, quand mes doigts étaient plus rebelles que ceux d’une enfant après quelques mois de leçons ? Je m’assis devant l’instrument et commençai à jouer ; mais quel fut mon effroi en m’apercevant que pas un son n’était juste, et que la plupart des touches répondaient à la pression la plus énergique par un silence obstiné ! Et il fallait jouer sur un pareil piano ! Mais le vrai génie de l’artiste s’élève au-dessus de telles difficultés, et, excitée par la pensée de faire apprécier mon talent à des juges aussi éclairés, je me mis à exécuter les gammes les plus extraordinaires, à taper de toutes mes forces sur les touches rebelles, et à jouer sans rime ni raison. J’eus la satisfaction de m’apercevoir que mon talent excitait l’admiration générale, et Sa Majesté daigna me remercier. Le jour suivant, comme marque signalée de sa faveur, je reçus en présent plusieurs beaux poulets et un grand panier d’œufs. »

Mais Mme Pfeiffer eut le malheur de se trouver à Tananarive au moment où se formait une conspiration pour renverser la reine et élever au trône son fils, le prince Radama ; elle se trouva même confidente involontaire de ce complot, dont M. Lambert, avec lequel elle était venue, était le principal auteur. Malheureusement il fut découvert avant l’exécution. La vengeance de la reine fut terrible ; les chrétiens soupçonnés d’y avoir pris part furent jetés en prison, et les Européens se trouvèrent captifs dans leurs demeures et menacés du sort le plus affreux. « Aujourd’hui, écrit Mme Pfeiffer, un grand conseil a été tenu dans le palais de la reine ; il a duré six heures, et a été fort orageux ; il s’agissait de décider de notre sort. Suivant la règle ordinaire, presque tous nos amis, du moment où ils virent notre cause perdue, nous abandonnèrent, et la majorité d’entre eux, pour éviter tout soupçon d’avoir pris part au complot, demandèrent notre condamnation avec plus d’animosité que nos ennemis mêmes. On tomba promptement d’accord que nous méritions la peine de mort ; la discussion ne porta que sur le supplice par lequel on se débarrasserait de nous, les uns votant pour notre exécution publique sur la place du marché, les autres pour attaquer notre maison