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MADAME IDA PFEIFFER

dans l’île de Bornéo, où un riche Anglais, d’une héroïque énergie et doué d’extraordinaires capacités d’organisation, le rajah Brooke, s’était créé, dans un but de civilisation, une principauté indépendante qui prospérait, sous son gouvernement équitable et ferme, depuis une dizaine d’années. Son neveu, aujourd’hui son successeur, reçut fort bien Mme Pfeiffer, et, dès qu’elle se fut procuré les moyens nécessaires, elle s’enfonça au cœur même de l’île, région presque inconnue des Européens. Cette entreprise, la plus audacieuse de sa vie, suffirait à prouver que son courage égalait celui des explorateurs les plus hardis ; car, pour endurer les souffrances et les périls qu’elle dut subir, il lui fallut non seulement une remarquable énergie physique, mais une force morale non moins grande. Que de nuits elle passa dans les profondeurs de l’immense forêt de Bornéo, n’ayant qu’un peu de riz pour toute nourriture, marchant tout le jour à travers des buissons épineux qui lui lacéraient les pieds, traversant à la nage des rivières, ne reculant devant aucun genre de danger, si inattendu fût-il, et étonnant les sauvages eux-mêmes par son courage et sa patience. Elle s’était vêtue d’un costume fort simple et très commode, marchait pieds nus, et se couvrait la tête d’une large feuille de bananier par-dessus son chapeau de bambou, pour se garantir du terrible soleil des tropiques. Les circonstances les plus critiques ne la prirent jamais au dépourvu, et l’histoire des découvertes et des voyages n’a peut-être pas de chapitre plus étonnant que celui des explorations de Mme Pfeiffer dans le centre de Bornéo.

Nous lui devons des détails intéressants sur les usages et les mœurs des Dayaks ou population indigène. Leur férocité est proverbiale en Asie ; ils ont un goût particulier pour les têtes humaines, trophées dont ils décorent leurs demeures ; et, s’ils ont juré de s’en procurer une, il la leur faut à tout prix, celle d’un ami ou d’un ennemi. Leur œil est aussi perçant que celui d’un tigre ; leur flèche ne manque jamais son but. Quand nous aurons ajouté que ces sauvages sont cannibales, qu’ils n’avaient jamais vu de femme européenne, et qu’Ida Pfeiffer s’aventura parmi eux sans escorte, on pourra se faire une idée des risques qu’elle courait. L’audace est souvent récompensée. Cette femme seule, sans défense, excita le respect et l’admiration de ses étranges hôtes ; elle put circuler de village en village avec une complète sécurité. Aussi, à part les petits défauts que nous avons signalés, fait-elle l’éloge des Dayaks, qu’elle déclare bons et honnêtes. Les Battaks, avec lesquels elle fit ensuite