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— Vous ne me connaissez guère, si vous vous imaginez que des incidents de cette nature changeront mes vues.

— Mais avez-vous réfléchi aux périls ?…

— Eh ! que parlez-vous de périls ? interrompit-elle. Ne suis-je pas entourée d’hommes dévoués ? Le danger ne saurait m’atteindre. Vous ne manqueriez pas sans doute de vous faire tuer pour me défendre ?

— Aucun de nous n’y manquerait. Mais après ?

— Après, dit-elle, avec une railleuse gaieté, un magnifique chef indien m’enlèvera. Je deviendrai sa favorite, gouvernerai sa tribu, ferai la guerre, exterminerai les ennemis de mon seigneur et maître, lui préparerai une couche de chevelures et serai une véritable héroïne.

Kenneth jeta un coup d’œil sur Le Loup. Ce dernier avait toujours son air stupide et indifférent.

— J’ai une question à vous faire, dit Iverson, d’un ton presque imperceptible. Elle concerne votre petit domestique et je crains qu’il ne m’entende.

— Il a, reprit-elle, l’oreille fine, l’esprit soupçonneux. Si vous le regardez ou si vous prononcez son nom, son instinct le lui dira aussitôt.

— Est-il digne de confiance ? murmura Kenneth.

— Je le crois, répondit-elle. Jusqu’ici, ma parole a été sa loi, quoiqu’il cherche parfois à se révolter. Un jour ou l’autre, peut-être, ses passions assoupies, s’allumeront-elles. Je suis le seul anneau qui le lie aux visages pâles.

— C’est l’opinion que je m’étais formée de son caractère. Mais prenez garde que votre affection pour lui ne vous soit funeste.

En parlant, Kenneth avait lancé un regard à l’Indien dont les yeux semblaient déjà rivés sur lui.

— Le Loup veille, prenez garde à ses dents ! dit Sylveen en souriant.

— Puissiez-vous, vous-même, profiter de l’avertissement ! répliqua Kenneth d’un accent si sérieux que Sylveen s’en émut.

Il ajouta, en baissant la voix et en feignant d’examiner attentivement un bouquet de pruches à la gauche de la jeune fille :

— Soyez vigilante. Ne restez pas seule avec lui, et si vous tenez à la vie ne vous séparez jamais de la brigade.