Page:Chevalier - Les Pieds-Noirs, 1864.djvu/72

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
— 66 —

savais emporté et malveillant, mais j’ignorais que des instincts si dangereux fussent en toi. Tu m’as fait un tableau qui m’engage à veiller de près le petit du loup.

Celui-ci fit un geste de mépris et continua de fixer ses yeux sur le bois.

— Je m’imaginais, poursuivit-elle, que tu ne songeais plus à tes pareils ; mais j’étais dans l’erreur. Le sauvage parle encore en toi. Tu m’as, il est vrai, servie avec fidélité ; mais je me soucie peu de voir mordre les mains qui l’ont nourri. Là-bas, sont les créatures misérables, demi-nues que tu appelles les tiens. Retournes à eux. Va-t’en, enfant ingrat ! La civilisation n’est pas faite pour toi. Rentre dans les forêts, dans l’ignorance, et oublie ce que je t’ai appris.

Le Loup rassembla les rênes de son cheval, puis les lâcha soudain. Il haletait d’excitation. Ses yeux étincelants semblaient fouiller l’ombre des grands bois. Mais, maîtrisant son agitation, domptant le désir qu’il avait de partir, il se tourna vers la fille du guide et l’enveloppa dans un long regard, tout chargé de passion.

— Pourquoi tardes-tu ? lui dit froidement Sylveen. Le loup veut-il essayer ses dents sur moi avant d’aller s’enfoncer dans sa tanière ?

— Lever-du-soleil, répondit-il d’une voix lente, si le petit des Pieds-noirs eût voulu, n’aurait-il pas eu l’occasion de vous mettre en pièces ?

— Quoi ! tu es encore près de moi ? s’écria dédaigneusement Sylveen. Va-t’en ! j’ai peur de toi. La trahison est si fort dans ton sang que je ne puis plus me fier à toi. Dans un de tes accès d’humeur, tu m’égorgerais et tu emporterais ma chevelure avec toi aux loges des Pieds-noirs.

Le Loup fronça les sourcils, tourna le dos à Sylveen, croisa les bras sur sa poitrine et demeura muet comme une statue.

Connaissant son caractère, la jeune fille se garda bien d’insister sur ce sujet.

Elle avait été témoin de l’enlèvement du malheureux quaker et de la tentative de Kenneth pour le sauver. En voyant ce dernier s’élancer dans le fourré où la fumée de quelques feux révélait la présence de l’ennemi, elle fut prise d’une violente et indicible anxiété. Cette anxiété augmenta à mesure que les minutes s’écoulèrent. Enfin, Kenneth ne reparaissant pas, elle murmura : « Per-