Page:Chevalier - Les Pieds-Noirs, 1864.djvu/63

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
— 57 —

n’est pas novice en cette matière, et je me confie aveuglément à lui. Tant qu’il sera bien, moi aussi je serai bien ; quand il ne le sera plus, je ne désirerai pas l’être, et je veux partager ses dangers.

Sylveen s’arrêta, et Kenneth sentit croître son admiration pour elle. Il allait lui témoigner le regret d’avoir encouru son déplaisir, lorsqu’il remarqua un va-et-vient extraordinaire à la tête de la brigade.

— Voici, dit-il, que vont, j’en ai peur, commencer les difficultés dont je vous entretenais. Regardez là-bas ; ça a l’air d’une escarmouche.

— Environnée de tant de braves, je ne pourrais éprouver d’inquiétude, répondit-elle d’un ton un peu sarcastique.

À ce moment, un petit jet de fumée partit d’un fourré peu éloigné ; une détonation suivit presque aussitôt, et un trappeur, lâchant les rênes, tomba la tête contre le sol. Son cheval épouvanté descendit du haut en bas de la colline en traînant le malheureux, dont le pied était resté engagé dans l’étrier. Kenneth sauta à terre, arrêta le cheval emporté, et déposa le blessé sur un lambeau de gazon.

— C’est fini ! murmura la victime. Je suis touché en pleine poitrine. Ce vilain coup m’envoie dresser des trappes et chasser dans l’autre monde. Je m’y attendais du reste, c’est ainsi que doit s’en aller un franc trappeur.

Kenneth déboulonna le capot du pauvre diable. Il disait vrai. Sa blessure était mortelle. La balle avait traversé les poumons, et ses vêtements étaient souillés de sang coagulé.

— Ne vous inquiétez pas tant de moi, mademoiselle, dit-il en voyant Sylveen qui se penchait avec sollicitude sur lui. C’est ce qui doit nous arriver à tous quelque jour, un peu plus tôt on un peu plus tard. Béni soit votre cœur ! mais c’est peu de chose, quand un oiseau de mon espèce descend la garde. Dites « adieu » pour moi à tous les camarades et enterrez-moi dans un endroit où il y aura un ruisseau d’eau courante, du gazon vert, et, — il articula ces mots avec difficulté, — un peu de bois feuillu pour m’abriter.

Levant les yeux au ciel, le moribond sourit et ajouta : — Nous autres trappeurs, nous aimons le ruisseau, le bois, la prairie, vous savez. Au revoir ! nous nous reverrons, camarades… sur la grande prairie de l’autre vie… le… le grand Nord-ouest de l’éternité !