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un flacon d’eau-de-vie dans son capot de chasse. En changeant de position, avec la négligence apparente d’un dormeur, il tira adroitement le flacon de sa poche et le fit rouler jusqu’aux pieds de la négresse. Celle-ci y jeta un coup d’œil avide, étendit une de ses mains épatées, ramassa l’objet, l’approcha de la lumière, et, l’ayant débouché, le flaira avec nue sorte de crainte voluptueuse. Ses narines se gonflèrent, frémirent, tandis qu’une expression de ravissement allumait son visage d’ébène. Voir, palper, goûter, telle est la nature de l’homme — et de la femme aussi, Hagar suivit la voie commune. Elle baisa le noir goulot de la bouteille, le pressa sur ses lèvres avec tous les transports d’une amante, et avala à longs traits la liqueur bénite.

Je vous laisse à penser si Kenneth se félicitait du succès de sa manœuvre, Hagar, ayant une fois commencé ce doux badinage, le trouva trop agréable pour le quitter sans l’achever. Aussi ne cessa-t-elle de boire que quand elle eut épuisé le liquide jusqu’à la dernière goutte. Elle paraissait inondée de félicité, souriait, éclatait, s’adressait de gentils propos et faisait cent gestes plus drolatiques les uns que les autres. Mais à la fin, sa grosse tête laineuse vacilla mollement sur ses colossales omoplates, son corps s’abandonna à un invincible mouvement de va-et-vient, et elle tomba lourdement de son siège. Hagar était ivre.

Se plaçant alors sur le côté, Kenneth examina ses gardiens. Ils ronflaient bruyamment. Une des lampes s’était éteinte, l’autre charbonnait en épanchant une clarté blafarde. Notre héros se leva doucement, chercha sa carabine et s’en saisit ainsi que de ses pistolets qui étaient restés sur la table. Muni de ces armes, il s’approcha, aussi prudemment que possible, des voyageurs, avec l’idée de les tuer. Mais Kenneth était trop généreux pour se défaire d’un ennemi sans défense.

— Ce serait un crime ! murmura-t-il.

Après cela, il empoigna la lampe d’une main, enjamba les deux corps et sortit inaperçu de la caverne. Bientôt, il fut sur le bord de l’eau. Le canot était toujours amarré à une roche. Kenneth sauta dedans, pour gagner le large au plus vite. Mais il remarqua que les pagaies avaient été enlevées. Jean les avait sans doute cachées quelque part. Notre aventurier chercha un morceau de bois capable de les remplacer. Cette recherche fut complétement inutile. Il ne lui restait qu’à escalader les rochers. C’était une entreprise