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Arrivé au pied du monticule, il aima mieux le tourner à la base que de l’escalader. La fumée, objet de sa curiosité, était en partie cachée ; mais, de temps en temps, la brise en faisait onduler une spirale qui servait à guider sa marche. Parvenu à moitié à peu près de la circonférence de cette colline, Abram se trouva subitement en face d’une scène extraordinaire, quoique commune dans ces contrées. C’était, à première vue, un groupe de sauvages accroupis près d’un feu. D’abord, le quaker ne put saisir que l’ensemble de ce tableau ; mais, s’étant couché à plat ventre et traîné plus près, il en découvrit, un à un, les détails, qui ne manquèrent pas de l’intéresser. Le spectacle était animé, bruyant. On riait à gorge déployée. Abram eut bientôt la raison de cette hilarité en apercevant un baril de grande capacité qui circulait de bouche en bouche. Seules, deux personnes ne prenaient point part aux réjouissances. C’étaient une femme et un homme. La première était Indienne. Elle appartenait, sans doute, à une tribu ennemie ; elle avait, sans doute aussi, à en juger par son attitude, été capturée dans un de ces terribles engagements qui ont toujours lieu entre les belliqueux enfants de la forêt. On l’avait attachée à un petit pin, en lui serrant les poignets avec assez de force pour la faire horriblement souffrir. Elle était jeune, gentiment conformée, avait le teint assez clair et des traits que Hammet trouva fort beaux. Sa tête était appuyée contre l’arbre avec une sorte de résignation douloureuse, et ses grands yeux vaguaient distraitement vers la voûte céleste. Son compagnon, lié à peu près de la même façon à un chêne rabougri, formait un contraste frappant avec elle. C’était un gaillard efflanqué, long, mince, anguleux, au visage ressemblant à une figure trigonométrique. Il avait le nez saillant, en bec de corbin, le menton pointu, la bouche vaste, les joues creuses, osseuses. Sur sa tête avait crû un buisson de cheveux roux, qui jamais n’avaient dû faire connaissance avec le peigne ou la brosse. Sa barbe, maigre, clair-semée, était de la même couleur. Des vêtements grossiers et en loques dissimulaient mal ses membres.

Au moment où Hammet l’aperçut, il regardait les sauvages d’un air à la fois inquiet et suppliant. Il suivait les révolutions du baril avec une sollicitude plus que paternelle. Chaque visite que les lèvres rougies faisaient au bondon, paraissait le mettre au désespoir. Sa langue étant le seul organe dont il pût disposer librement ; il en faisait activement usage, tantôt par des apostrophes