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que je ne me lancerai pas sur la piste de l’éternité dans un état tout à fait précaire. J’espère aussi trouver le Grand Esprit beaucoup meilleur que le représentent certains pleureurs et bredouilleurs. À lui seul je rendrai compte de mes chasses terrestres. Vous ne souffrirez pas pour mes péchés, ni moi pour les vôtres, ce qui est à mon avis une bénédiction.

Le sang de Nick s’échauffait. Son vieux sourire, moitié sérieux moitié comique, était revenu se jucher sur ses lèvres. Le quaker constata ce changement avec plaisir. Il était content de voir que l’esprit du trappeur sortait de plus en plus du labyrinthe de « difficultés » dans lequel il avait enchevêtré sa mémoire.

— As-tu faim, ami Nick ?lui demanda-t-il.

— Si faim, répondit Whiffles, qu’un morceau de viande crue me serait aussi agréable que la manne du ciel. Je pourrais manger tout ce qui est digestible ; quoique j’aie eu autrefois un frère qui avait l’habitude d’avaler des choses qui défiaient les jus gastriques de l’estomac. On accourait de cent lieues à la ronde pour le voir. Enfant, il s’amusait à avaler des canifs. Devenu grand il fit son métier de cet exercice.

— Il est heureux pour toi de n’en être pas réduit là. Voici un morceau de pain et de viande que j’avais cachés dans ma poche en déjeunant avec Mark Morrow. Prends, et que ça te fasse grand bien !

— Merci ! Je partagerai avec un camarade, en ne prenant que la moitié. Mais, comme je vous le disais, mon frère fit sa profession d’avaler des couteaux. Eh bien, croiriez-vous, qu’un jour, après avoir fait un repas plus copieux que de coutume, il mourut.

— Qu’arriva-t-il, ensuite ? demanda Abram en souriant.

— Ah bien, il y eut un encan où on vendit tout le fonds au bénéfice de sa veuve, car, vous savez, on trouva dans son estomac environ un demi-boisseau de couteaux, grands et petits, qui montèrent à un bon prix, à cause de la particularité du cas.

Nick Whiffles s’arrêta. Ses yeux exprimèrent par un intraduisible clignotement qu’il était ravi. Fouillant dans la poche de son pantalon il en ramena un monstrueux couteau-claude, à manche de corne.

— J’assistai moi-même à l’encan, ajouta-t-il avec une candeur impayable, et voici l’espèce de couteau que je me fis adjuger pour un dollar, en considération de ce que j’étais frère du défunt, oui, bien, je le jure, votre serviteur !