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de cette étrange créature. Le parti auquel j’étais attachée fut attaqué par les Indiens, et j’eus beaucoup de peine a leur échapper. Je suis une triste mortelle, je vous assure, — car je suis affamée, mouillée, fatiguée et inquiète sur le sort de mes amis. En me donnant nourriture et abri, vous me rendrez un service qui ne restera pas sans récompense.

— Castors et buffles ! je ne vous aurais pas crue mortelle, si vous ne me l’eussiez dit. J’en doute encore. Pour en avoir la certitude il faut que je vous sente. Je pense que vous vous évanouirez comme de la fumée, si je vous touche.

Le Corbeau de la rivière Rouge s’avança prudemment vers Sylveen, et étendit sa main civilisée, pour essayer la matérialité de la jeune fille, mais elle recula involontairement, et Calamité se plaça entre eux d’un air grondeur.

— J’ai peur que mon chien ne vous permette pas de familiarités, dit-elle en souriant.

— Votre chien, ma charmante, ressemble à un diable déchaîné. Vous ne voudriez pas le vendre pour en faire un épouvantail, n’est-ce pas ? Vous ne connaissez pas son origine, je suppose. C’est le produit d’une ourse et d’un chat sauvage, je gage. Il ferait mieux de ne pas me reluquer comme ça, donc ! Je lui inventerai sa dernière maladie, s’il n’y prend garde. Je suis le Corbeau de la rivière Rouge, ma belle. Couah ! couah ! couah !

L’écho réverbéra lugubrement les croassements du Corbeau.

Parmi les divers types de l’humanité que Sylveen avait vus, elle ne se rappelait rien qui approchât du personnage qu’elle avait sous les yeux ; aussi n’était-elle pas maîtresse d’un certain sentiment de méfiance et de crainte.

— Ma divine, je suis le monarque du Nord ! Je suis le roi des lacs, des rivières et des montagnes ! Je suis le seul de mon espèce. Je ne suis ni rouge ni blanc, comme vous voyez. Je suis la plus habile des créatures vivantes. Si vous êtes mouillée, je vous sécherai ; si vous avez froid, je vous réchaufferai ; si vous avez faim, je vous donnerai à manger ; si vous avez soif, je vous donnerai à boire ; si vous avez sommeil, je vous ferai un lit ; si vous êtes seule, je vous tiendrai compagnie.

— Merci, répondit Sylveen ; je vous causerai aussi peu d’embarras que possible.