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chait à chasser cette appréhension par l’exercice ; mais, quoiqu’il fût d’un caractère enjoué et peu soucieux, ses craintes grandissaient malgré lui. S’arrêtant, il examina les voyageurs qui lui tournaient le dos. Ils avaient allumé le feu et étaient assis devant le foyer. « Leurs têtes, murmura le jeune homme, sont bien près l’une de l’autre ; je me demande s’ils sont de bonne foi. Si je ne les avais vus à la factorerie d’York, je serais porté à croire qu’ils sont secrètement à la solde de la Compagnie du Nord-ouest. Mais pourquoi me torturer l’esprit ? Kenneth Iverson peut, certes, prendre soin de lui. Ah ! continua-t-il, avec un soupir et une teinte d’amertume, c’est une partie des peines réservées à un aventurier. »

À moitié honteux de sa peur et de ses soupçons, il retourna vers Chris et Jean, qui, en le voyant approcher, s’occupèrent à apprêter le repas.

Séduit par la douce chaleur de la flamme, Kenneth se jeta sur le sol avec une nonchalance apparente, en surveillant les mouvements de ses perfides serviteurs. Il se serait sans doute replongé dans sa rêverie, si Carrier ne lui eût offert une écuelle pleine de café, en disant :

— Je pense que quelque chose de chaud ne vous fera pas de mal, jeune homme, quoiqu’il ne soit pas d’usage d’atterrir pour dîner.

Kenneth accepta machinalement le vaisseau et en but le contenu à petites gorgées, tout en mangeant une tranche de pemmican[1]. Bientôt ses paupières s’alourdirent ; peu à peu le sommeil s’empara de ses sens. Son regard devint terne. Les objets dansèrent devant sa vue comme des formes noyées dans le brouillard. Le brasier pétillant lui apparut comme un lointain coucher de soleil. Jean Brand et Chris Carrier passèrent et repassèrent devant lui ainsi que des personnages dans le fond d’un théâtre. Il s’imagina que quelqu’un avait enchaîné ses membres et paralysé ses facultés. Un horrible cauchemar l’oppressait et il luttait de toute sa force pour s’en débarrasser. De grosses gouttes de sueur perlaient sur son visage. S’il eût eu toutes les richesses de la Compagnie de la baie d’Hudson, il les eût échangées volontiers pour pouvoir se lever fort et dans son état normal.

  1. Chair de gibier (principalement de buffle) désossée, séchée et ficelée fortement en gros paquets, de 30 kil. environ, pour l’usage des voyageurs.