Page:Chevalier - Accord de l'économie politique et de la morale, 1850.djvu/16

Cette page a été validée par deux contributeurs.

les deux plaies les plus cruelles du corps social ; l’esprit de charité est appelé à y verser un baume admirable. Mais cette vertu réparatrice n’a pas été regardée jusqu’ici comme du ressort de l’économie politique.

L’économie politique, par le cercle où elle s’est circonscrite, a pour mission particulière d’apprécier les actes par lesquels les hommes coopèrent à la production de la richesse, et les conventions en vertu desquelles ils se partagent les produits. Elle ne néglige pas de montrer aux hommes qu’ils sont solidaires les uns des autres, et remarquez que c’est encore là de la morale ; mais elle s’occupe spécialement de cette solidarité qui peut s’inscrire sur un contrat, ou se formuler dans une loi, de celle qui, en un mot, dérive de la justice réciproque.

La fraternité est une autre espèce de solidarité, une solidarité d’un ordre plus élevé, je l’admets dès l’abord, car elle prend ses inspirations plus haut encore. Elle s’appuie sur les sentiments les plus doux et les plus nobles de notre nature, ceux en vertu desquels l’homme aime et se dévoue. La stricte justice n’est ni généreuse, ni tendre ; elle est impartiale et honorable, mais froide comme l’impartialité. Elle ne connaît pas le sacrifice, car le sacrifice est au delà de ce qui est juste. Voici ce qui ressort au contraire de l’essence même de la fraternité : du point de vue scientifique, elle a l’inconvénient d’être vague et de manquer de limites fixes. Je pratique la fraternité, si je dépense le quart de mon revenu en bonnes œuvres ; je la pratique encore, si je dépense le dixième, et tel autre la pratique plus que moi, qui n’y consacre cependant que le vingtième. La pauvre veuve qui met son obole dans le casque de Bélisaire, est plus charitable que le riche qui fait distribuer fastueusement d’abondantes aumônes à sa porte.

La fraternité a encore ce caractère, qui la mettait jusqu’à présent presque en dehors de l’économie politique, qu’elle ne peut se formuler dans des lois. On peut libeller dans des lois les indications accoutumées de l’économie politique, et on le fait très-souvent, parce qu’il appartient à la loi de régler tout ce qui est du domaine de la stricte justice. La fraternité, au contraire, est essentiellement spontanée ; contrainte, législative ou non, la dénature ou la tue. La loi peut forcer l’homme à être juste ; elle ne peut lui dire de se précipiter dans le gouffre de Curtius.

Lors donc qu’on voulut, le lendemain de la Révolution de 1848, instituer la fraternité de par la loi, on voulut l’impraticable. Il serait facile de démontrer, je le crois, que si les plans proposés alors par des personnes momentanément investies d’une grande autorité, étaient devenus des lois de l’État, les classes pauvres, qu’on espérait soulager, en fussent devenues bien plus malheureuses ; et en supposant qu’on eût réussi à adoucir les souffrances du grand nombre, ce qu’on eût organisé eût été de la spoliation et non de la fraternité.