Page:Chevalier - Accord de l'économie politique et de la morale, 1850.djvu/14

Cette page a été validée par deux contributeurs.

sauvage comme le type de la liberté, comme une sorte de perfection de la nature humaine, a compté parmi ses prosélytes la plupart des hommes de l’école philosophique du dix-huitième siècle et ses continuateurs plus voisins de nous. Montesquieu lui-même ne peut s’empêcher de signaler la grande liberté dont il croit que jouissent les peuples nomades, tels que les Tartares.

L’illusion que nourrissaient les philosophes français, et en général ceux du continent européen, au sujet des prétendus avantages de l’isolement, provenait, en partie, de ce que les corps ou associations qui existaient alors étaient tous fondés sur le monopole ou le privilège et étaient ainsi à charge à la société. Les corporations d’arts et métiers en sont le plus remarquable exemple, celui qui devait frappé davantage les hommes dont l’esprit était tourné vers l’économie politique. En vertu de ce penchant qui porte les hommes vers un extrême par la répulsion de l’extrême opposé, de ce que la plupart des applications du principe d’association se trouvaient ainsi perverties, on conclut que l’association elle-même était en soi un mal. C’était une bien mauvaise logique, mais une fois qu’ils sont passionnés, les hommes ne raisonnent pas différemment. Une Assemblée, au patriotisme et aux lumières de laquelle l’histoire rendra un insigne hommage, l’Assemblée constituante de 1789, en haine des anciennes corporations, mit le principe d’association à l’index. Il n’y eut plus de permis, en fait d’associations, que les sociétés politiques qui travaillaient au renversement de l’État, les clubs. J’ai déjà cité, dans cette chaire, un décret de cette illustre Assemblée, décret dont l’esprit se retrouve dans vingt autres, où l’on nie positivement que les hommes qui se livrent à la même profession puissent avoir des intérêts communs et où, en conséquence, on leur interdit absolument la faculté de s’associer.

Ces erreurs, qui n’allaient à rien moins, les unes, qu’à nier la sociabilité humaine, les autres, qu’à représenter tout gouvernement comme un fléau de Dieu, et qui formaient ensemble un corps de doctrines, ont été en honneur jusqu’à une époque rapprochée de nous. Ce fut en 1825 que M. Ch. Dunoyer publia un livre où il les réfuta victorieusement[1]. Maintenant, faudrait-il s’étonner si, lorsque tant de moraliste, de philosophes et de publicistes se livraient à de pareils théories dominantes, elle avait exalté l’isolement sous la forme qui lui est propre, l’intérêt personnel, et qu’elle eût contesté au gouvernement quelques-unes des attributions dont il importe qu’il soit investi pour le bon ordre économique de la société ?

Mais avec le temps la civilisation s’instruit, à ses dépens, il est vrai. Les idées des philosophes, des publicistes et des moralistes se sont rectifiées. La sociabilité humaine est remise à sa place. La société et

  1. L’industrie et la morale dans leurs rapports avec la liberté, ouvrage qui a été refondu dans une publication plus vaste, La liberté du travail.