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visitant une fois l’école des jeunes aveugles de Paris, j’y rencontrai des enfants qui expliquaient la mappemonde, indiquaient l’emplacement des villes, décrivaient le cours des fleuves, la forme des continents et des montagnes : je remarquai même une petite fille, complètement aveugle, qui faisait correctement de la tapisserie de diverses couleurs. Malgré ces expédients ingénieux, ces malheureux enfants n’en restaient pas moins des infirmes bien à plaindre. De même, pour être naturel, pour être simple, pour avoir toute la force de la vérité, en économie politique comme dans toutes les sciences morales et politiques, il faut opérer sur la triple base des triples devoirs et de la triple responsabilité de l’homme. Et surtout, il faut sans cesse franchement placer en regard l’un de l’autre l’intérêt personnel de l’individu et l’intérêt collectif de la communauté, ce qui naturellement met l’individu en présence de l’État ou du gouvernement.

L’homme est éminemment sociable. C’est un de ses attributs distinctifs, un des signes principaux de sa souveraineté sur le monde, un des secrets de sa puissance productive. Toutes les merveilles qu’on attribue à la division du travail doivent être considérées comme des conséquences de la sociabilité, car le travail ne peut se diviser que parce que les hommes ont le don de concerter et d’associer leurs efforts individuels. Et ce n’est pas, à beaucoup près, la seule forme sous laquelle la sociabilité ou l’esprit d’association aide à la production de la richesse. De ce point de vue encore l’économie politique aurait donc tort si, constamment, elle donnait pour unique base à ses raisonnements et ses déductions l’intérêt personnel. Elle est tenue d’envisager aussi l’intérêt collectif, dont une des nombreuses formes est l’intérêt de la nation représentée par son gouvernement.

C’est au nom de la liberté, dit-on, qu’on pose le principe unique de l’intérêt personnel bien entendu. Oui, sans doute, l’intérêt personnel bien entendu est la légitime traduction de la liberté, du point de vue de l’individu ; mais la nation ou la société, ce grand corps dont l’individu est membre, a droit à sa liberté aussi. La liberté collective de la société, c’est, comme on l’a dit par une définition éloquente, l’ordre, l’ordre dont le gouvernement est le dépositaire et le gardien. Cette liberté collective, non moins sacrée que la liberté individuelle, peut avoir et a en effet de légitimes réclamations à présenter, et c’est l’autorité qui en est l’organe naturel.

Un des plus graves défauts des doctrines qui se sont répandues depuis quelques années, et qui ont été considérées comme compromettant l’existence même de la société, réside dans la prépondérance systématique qu’elles donnent à l’action de l’État. Suivant elles, l’État devrait s’approprier tout, et disposer de tout. Au point de vue scientifique, ces doctrines sont fausses ; elles partent d’une fausse notion de la nature humaine, car elles méconnaissent la puissance du ressort individuel. Elles conduiraient, je vous le disais il y a un instant, à