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venait tout à coup très raisonnable dès qu’un autre se permettait devant lui quelque paradoxe.

— Pourquoi, continua-t-il, tous les employés, tous les ouvriers qui prennent le métropolitain ont-ils l’air si triste et si fatigué, si profondément triste et fatigué ? Je vais vous le dire. C’est parce qu’ils savent que le train va comme il faut. C’est parce qu’ils savent qu’ils arriveront à la station pour laquelle ils ont pris leur billet. C’est parce qu’ils savent qu’après Sloane Street la prochaine station sera Victoria et jamais une autre que Victoria. Oh ! quel ravissement, comme tous ces yeux morts jetteraient soudain des rayons, comme toutes ces âmes mornes seraient emparadisées, si la prochaine station, sans qu’on pût dire pourquoi, était Baker Street !

— C’est vous qui manquez de poésie, répliqua Syme. Si ce que vous dites des employés est vrai, c’est qu’ils sont aussi prosaïques que votre poésie. Le rare, le merveilleux, c’est d’atteindre le but ; le vulgaire, le normal, c’est de le manquer. Nous admirons comme un beau poème épique qu’un homme d’une flèche tirée de son arc frappe un oiseau, loin dans le ciel. N’est-il pas tout aussi épique que l’homme au moyen d’une sauvage machine atteigne une lointaine station ? Le chaos est stupide, et, que le train aille à Baker Street ou à Bagdad ou n’importe où quand c’est à Victoria qu’il devrait aller, c’est le chaos. L’homme n’est un magicien que parce qu’il peut aller à Victoria,