Page:Chesterton - La Clairvoyance du père Brown.djvu/248

Cette page a été validée par deux contributeurs.

assis, vêtu de ses vêtements de soirée, sur un banc, devant le Sanglier Bleu, buvant ce qu’un observateur philosophe eût été libre de considérer comme son dernier verre de mardi ou son premier verre de mercredi. Le colonel s’en souciait peu.

Les Bohuns étaient une des rares familles aristocratiques anglaises remontant au moyen âge, et leur oriflamme avait réellement vu la Palestine. Mais ce serait une grave erreur de croire que ces grandes maisons conservent jalousement leurs traditions chevaleresques. Seuls les pauvres conservent leurs traditions. Les aristocrates sont régis, non par la tradition, mais par la mode. Les Bohuns avaient été des viveurs, sous la reine Anne, et des dandys, sous la reine Victoria. Comme beaucoup d’anciennes familles, ils s’étaient corrompus, au cours de ces deux derniers siècles, pour devenir des ivrognes ou des gommeux dégénérés ; on parlait même tout bas de certains cas de folie. Il y avait certes quelque chose d’anormal dans l’avidité avec laquelle le colonel se livrait au plaisir ; et la résolution chronique qu’il prenait de ne pas rentrer chez lui avant l’aube semblait une hideuse forme d’insomnie. C’était un grand gaillard, bien bâti, d’âge mûr, mais ayant conservé les cheveux remarquablement blonds. Il eût eu l’aspect léonin, si ses yeux bleus, profondément enfoncés dans leurs orbites, et trop rapprochés l’un de l’autre, n’eussent paru noirs. Il avait de longues moustaches jaunes, surmontées, de chaque côté, par un pli profond descendant de la narine