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déjà mise pour le dîner, dans la longue salle à manger. L’on y faisait grand honneur, en cet instant. Mme Anthony, l’air bougon, était assise au bas bout de la table, tandis qu’à la tête se tenait M. Paul, le majordome, mangeant et buvant du meilleur, ses yeux d’un bleu trouble hors de la tête, son visage maigre, toujours énigmatique, mais traduisant pourtant une satisfaction évidente.

Dans un mouvement de révolte, Flambeau frappa à la fenêtre, l’enfonça et poussa sa tête indignée dans la chambre éclairée.

— C’est trop fort ! cria-t-il. Je puis comprendre que vous ayez besoin de prendre quelque chose, mais de là à voler le dîner de votre maître, tandis qu’il gît assassiné dans le jardin.

— J’ai volé un grand nombre de choses, au cours d’une longue et agréable existence, répondit l’étrange vieillard avec calme. Ce dîner est pourtant une des seules choses que je n’aie pas volées. Il se fait, voyez-vous, que ce dîner, cette maison et ce jardin m’appartiennent.

Une pensée surgit dans le cerveau de Flambeau.

— Vous voulez dire, reprit-il, que, par testament, le prince Saradine…

— Je suis le prince Saradine, dit le vieux gentleman, en croquant une amande salée.

Le Père Brown, qui regardait les oiseaux dans le jardin, sursauta comme s’il avait reçu un coup de fusil, et colla contre la fenêtre son visage, pâle comme un navet.

— Vous êtes qui ? répéta-t-il d’une voix aiguë.