Page:Chergé - Guide du voyageur à Poitiers et aux environs, 1872.djvu/157

Cette page a été validée par deux contributeurs.
147
LA GRAND'GUEULE.

comme nous l’avons dit déjà, l’abbaye de Sainte-Croix, était, avant la Révolution, l’objet d’une vénération toute particulière, et lorsqu’elle devait être portée solennellement aux Rogations, tout le clergé du Chapitre de Sainte-Radégonde se rendait processionnellement au monastère pour y chercher le fameux reliquaire.

Le plus haut dignitaire le recevait des mains de l’abbesse, après avoir fait serment de le rapporter fidèlement. C’était au chanoine le plus récemment nommé qu’était attribué l’honneur de le porter, et pour ce fait il était obligé d’avoir les jambes et les pieds nus pendant toute la durée de la procession ; seulement, dans les églises où s’arrêtait le cortège, on lui présentait des pantoufles, et, par une sorte de compensation pleinement justifiée, en rentrant à l’abbaye pour y remettre son précieux dépôt, il recevait des Religieuses une paire de bas de soie noire.

La Grand’Gueule. — C’est à l’abbaye de Sainte-Croix que se rattache l’histoire de ce monstre effrayant. Cette figure, jadis très-fameuse à Poitiers, était en bois sculpté et colorié ; elle représentait un dragon ailé, la gueule béante, le corps couvert d’écailles ; sa croupe recourbée se terminait par une queue de scorpion, et ses pattes étaient armées de griffes crochues.

Relégué pendant toute l’année dans les greniers de l’abbaye de Sainte-Croix, ce monstre en sortait aux jours des Rogations avec la sainte relique de la vraie Croix, pour être porté triomphalement en tête des processions générales, au bout d’un long bâton, par un homme vêtu d’un surplis par-dessus son habit bourgeois, et coiffé d’un chapeau militaire avec une cocarde.

La Grand’Gueule était alors ornée de banderoles, de rosettes et de livrées brillantes ; et, tandis que sur son passage les uns s’inclinaient humblement, d’autres moins respectueux, mais non moins confiants sans doute dans sa puissante intervention, jetaient dans le gouffre toujours ouvert de sa gueule béante des cerises, prémices des fruits de l’année, des tartelettes et autres