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LE COMTE KOSTIA

moins du monde compromis sa dignité : il n'avait pas la tête métaphysique, et n'entendait rien aux abstractions; seulement il n'aimait pas qu'on lui parlât de sa femme, ni qu'on le forçât d'en parler, parce que cela lui rappelait les souvenirs les plus douloureux de sa vie. Il termina son histoire par d'édifiantes réflexions, et se préparait à citer saint Basile, quand il remarqua que M. Leminof s'était profondément endormi. Il se crut dispensé d'achever son homélie, et ne s'occupa plus que de vider les assiettes de figues et de pistaches qu'il n'avait cessé de couver des yeux.

Un profond silence régna dans la grande salle ; il n'était interrompu que par le bruit cadencé que faisaient les mâchoires du bon père. Stéphane s'était accoudé sur la table; sa pose empreinte d'une mélancolie rêveuse, sa tête inclinée et appuyée contre la paume de sa main droite, sa tunique noire sans collet et qui laissait à découvert un cou d'une parfaite blancheur, ses longs cheveux soyeux retombant mollement sur ses épaules, les contours purs et délicats de son beau visage, sa bouche fine aux coins légèrement relevés, tout en lui rappelait le portrait de Raphaël peint par Raphaël, tout, hormis l'expression qui était bien différente. Les regards d'un Sanzio sont des messagers ailés qui annoncent en leur muet langage les félicités contemplatives d'un grand cœur inspiré, et publient ses fiançailles avec l'éternelle beauté de l'univers; les regards de Stéphane, quand la passion ne les animait pas, exprimaient tour à tour une curiosité froide et dédaigneuse ou la défiance d'une âme qui cherche à se rendre invisible et se dérobe aux obsessions de la lumière. En ce mo-