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LE COMTE KOSTIA

rible, sachez-le bien, m'est beaucoup moins antipathique que vous ne le pensiez. Et d'abord nous ne vivons pas ensemble du matin au soir. Dès le lendemain de mon arrivée, il m'a remis une longue liste de passages difficiles ou altérés à interpréter et à restituer. C'est un travail de longue haleine auquel je consacre toutes mes après-midi. Il a fait transporter dans ma chambre quelques-uns de ses plus beaux in-folio. Je vis là dedans comme un rat dans son fromage de Hollande. Je passe, il est vrai, mes matinées dans son cabinet, où nous tenons de doctes conférences, qui édifieraient l'Académie des inscriptions; mais ce qui est charmant, c'est que dès la tombée de la nuit je puis disposer de moi comme je l'entends. Il a même été convenu que, passé sept heures, je pourrais m'enfermer à clef dans mon ré- duit, et que sous aucun prétexte nul mortel ne viendrait m'y relancer. C'est un privilège que M. Leminof m'a octroyé le plus gracieusement du monde, et vous jugez si je lui en suis reconnaissant. Ce n'est pas à dire que ce soit un homme aimable, ni qui se soucie de l'être: mais c'est un homme de sens et d’esprit. Il m'a tout de suite compris, et il s'entend à se servir de moi. Je suis comme un cheval qui se sent monté par un habile écuyer.

« Vous lui reprochez, docteur, son déniaisement absolu. Mais on n'est vraiment Russe qu'à ce prix. Qu'est-ce que la Russie ? Le trait d'union entre l'Europe et l'Asie. Nous nous croyons, nous autres, bien cosmopolites, parce qu'à force de nous ingénier, nous parvenons à nous convaincre que Dante, Goethe et Shakespeare ne furent pas entièrement dénués de sens commun. Belle plaisanterie que cela!