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LE COMTE KOSTIA

précipice sous sa fenêtre, c’était une nouveauté qui lui causa une joie infinie. Ce précipice était son domaine, sa propriété ; ses Yeux en prenaient possession. Il ne se lassait pas de contempler ces rochers escarpés comme des murailles, et dont les parois étaient coupées par des bandes transversales de broussailles et de buissons rabougris. Depuis longtemps il n’avait éprouvé une sensation aussi vive, et il dut convenir que, si son cœur était vieux, ses sens étaient encore tout neufs. Le fait est qu’en ce moment Gilbert, le grave philosophe, était heureux comme un enfant, et en entendant le murmure solennel du Rhin, auquel se mariaient les croassements d’un corbeau et les cris stridents des martinets qui rasaient de leur aile inquiète les mâchicoulis de la tourelle, il se persuada que le fleuve enflait sa voix pour le saluer, que les oiseaux lui donnaient une aubade, et que la nature tout entière célébrait une fête dont il était le héros.

Ce fut à peine s’il put s’arracher à sa chère fenêtre pour déjeuner, et il était de nouveau en contemplation lorsque M. Leminof entra dans sa chambre. Il ne l’entendit pas venir, et il fallut que le comte toussât trois fois pour lui faire retourner la tête. En apercevant l’ennemi, Gilbert tressaillit ; mais il n’eut pas de peine à se remettre. Cependant ce tressaillement nerveux qu’il n’avait pu réprimer avait fait sourire le comte, et ce sourire le chagrina. Il sentait que M. Leminof réglerait sa conduite à son égard sur l’idée qu’il prendrait de lui dans cette première entrevue, et il se promit de se surveiller beaucoup.

Le comte Kostia était un homme entre deux âges,