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De 38 à 50, j’avais encore 12 sous de marge.

Aussi quand il se retourna, il me vit souriant, et, ma bouteille à la main, inclinant le goulot sur son verre pour lui faire partager mon vin.

Il m’arrêta vivement la main.

— Non, me dit-il, je ne bois jamais de vin à mon déjeuner.

J’eus un instant le fol espoir qu’il préférait l’eau.

— J’aime mieux la bière, déclara-t-il.

Il demandait à peine sa chope à la servante, que je m’étais déjà dit tout bas : 38 et 7 de bière font 45 !

J’étais encore au-dessus de mes affaires, mais une vague inquiétude m’agitait. Je n’envisageais pas précisément l’avenir avec cette sérénité d’âme de l’homme qui a cent mille livres de rentes.

Je mangeais lentement, lentement, lentement, dans l’espérance de voir mon convive s’impatienter et prendre son chapeau, car depuis longtemps son bifteck avait disparu comme une simple pastille.

La fatalité fit que, sans qu’on lui eût rien demandé, la fille de salle… une zélée maladroite ! une empressée stupide, vint placer sur la table un triangle de fromage de Brie. Dans la prévision d’un malheur, je voulus d’abord résister, mais j’avais très faim, je vous l’ai dit ; de plus, ma bourse me conseillait tout bas : « 45 et 3 de Brie, 48 ; tu peux encore y aller… » Et puis le Danois paraissait si occupé par son récit de voyage, que, toutes ces tentations aidant, j’attirai fort doucettement l’assiette devant moi, en regardant bien mon homme dans les yeux pour ne pas détourner son rayon visuel sur l’assiette.