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CHARLES GUÉRIN.

avait compté toutes ces bénignes absolutions que la société prodigue aux fautes habiles, que l’on commet pour faire son chemin ; il avait compté toutes les jeunes filles pauvres, délaissées pour de plus riches, tous les protecteurs honnêtement supplantés par leurs protégés, tous les amis vendus par leurs amis, et il avait trouvé que le monde après avoir crié à l’indélicatesse, lorsqu’il aurait dû crier au vol, au meurtre, finissait toujours par accepter la solidarité de toutes les bassesses, en feignant de les oublier.

Pauvre et sans autres appuis que ceux qu’il savait se créer, lancé fatalement dans une route dont il appréciait tous les embarras, toutes les difficultés, il considérait le succès comme une condition de vie ou de mort ; il ne croyait pas qu’il lui fût permis d’avoir des égards pour personne, sans manquer de prudence pour lui-même, tenant pour certain que non seulement tous ses efforts ne seraient pas de trop, mais craignant que ce ne fût pas assez. Il aurait préféré sans doute s’élever par son seul mérite, grandir à même sa propre substance, ne devoir rien de son bonheur au malheur d’autrui ; mais cela est difficile quant tout l’espace est occupé ; quand chacun n’a bien juste que sa place au soleil, celui qui veut alors se faire une part un peu large, doit se résoudre à diminuer la part de son voisin sinon à l’absorber tout entière.

La corruption, qui faisait de si rapides progrès dans l’âme d’Henri Voisin, était donc le résultat de la même maladie sociale, qui avait chassé Pierre Guérin loin du toit paternel. Parmi les infortunés jeunes gens que le malheur de notre condition présente et les préjugés inhérens à cette condition, forcent chaque année à faire un choix entre l’état ecclésiastique et trois autres professions encombrées au-delà de toute mesure, quelques uns, en effet, s’épouvantent, se désespèrent et s’enfuient ; d’autres hésitent et tâtonnent longtemps pour n’arriver à rien ; d’autres se consument honnêtement et laborieuse-