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CHARLES GUÉRIN.

point tout-à-fait fondés, parce que Charles n’avait songé un instant à Mlle Wagnaër qu’après avoir reçu la lettre de Louise. Cette découverte jeta comme un remords à travers ses projets. Il se dit que flétrir ainsi les premières espérances d’une âme jeune et naïve comme celle de Charles, et écraser du même coup le dernier espoir, la dernière ressource d’une famille malheureuse, c’était trop d’égoïsme et de barbarie. Le mariage de Mlle Wagnaër avec ce jeune homme lui parut une de ces providentielles entreprises, que mille circonstances semblent préparer, et qui portent toujours malheur à quiconque ôse les entraver. Avec les difficultés qui s’annonçaient, il voyait augmenter la dureté des moyens qu’il lui faudrait employer pour parvenir à son but, et comme son âme ne possédait pas encore cette précieuse insouciance du bonheur d’autrui que donne une longue habitude de l’intrigue, il se demanda un instant s’il ne trouverait pas le moyen de faire fortune sans ruiner personne. Mais son esprit reprenant bientôt son aplomb, il se dit ce que disent tous les ambitieux pour appaiser leur conscience : pourquoi ces gens-là se trouvent-ils dans mon chemin ?

Il n’y a rien, en effet de si peu méticuleux qu’un homme qui, une fois pour toutes, a déclaré qu’il veut faire son chemin. L’ardente et rapide locomotive qui vole d’une montagne à l’autre, qui passe comme la foudre au-dessus des précipices, écrasant tout ce qu’elle rencontre, n’est pas plus impitoyable dans sa course que l’homme qui veut faire son chemin. L’honneur, l’amour, le devoir, la dignité humaine, la piété divine, le culte de la patrie, les liens de l’amitié, les nœuds de l’hymen, et jusqu’aux chaînes du vice, tout est renversé, culbuté, foulé, broyé par l’homme qui fait son chemin. Et il y a cela d’admirable dans la société, c’est qu’elle endure patiemment de cet homme, une série d’actes injustes et souvent avilissans, qui, isolés, auraient suffi pour attirer sur vous ou sur nous l’in-