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CHARLES GUÉRIN.

ne réussit pas du premier coup, ils ne veulent plus rien faire.

— Et où penses-tu que tout ce qui se fait en vienne, quand je te dis que nous n’avons pas de pays : qu’as-tu à répondre ?

— Qu’il faut s’en faire un ! Crois-tu donc qu’il n’y a pas quelque chose de providentiel dans le développement prodigieux de notre population ? Quand nos pères sont devenus sujets anglais, quand ils ont brûlé leur dernière cartouche pour la France qui les a trahis, eux, leurs femmes et leurs enfants, ils ne formaient pas quatre-vingt mille âmes : à l’heure présente, nous sommes cinq cent mille ?[1] Un homme qui serait né alors pourrait vivre aujourd’hui ; il n’y aurait pas de miracle. Durant le cours de sa vie, il aurait vu quintupler le nombre de ses concitoyens. Pourtant, il n’y a rien eu pour nous favoriser, n’est-ce pas ? Pensez-vous qu’une nationalité aussi vivace se détruise dans un jour ?

Une fois revenu à ce thème de prédilection, Jean Guilbault s’y livra sans réserve, il passa en revue tous les événemens politiques depuis la conquête, il exposa les raisons qui lui fesaient croire à un avenir national plus prospère, et il insista surtout sur l’exclusion du luxe, et la protection à donner à l’industrie locale, idée qui, selon nous, en vaut bien une autre. Pressé par ses amis, dont l’un surtout ne voyait de salut possible que dans l’américanisation, il leur expliqua comment, tout patriote ardent qu’il fût, il voulait laisser accroître et décupler notre population, il voulait laisser faire son éducation et politique et matérielle, avant de la mettre en contact avec les millions d’Anglo-Saxons qui peuplent les États-Unis. Une vive discussion s’engagea entre nos trois hommes d’état, et à travers des objections sans nombre, les élans patriotiques des jeunes amis allèrent souvent au-delà des bornes de la simple prudence. Mais c’était sans aucun danger immédiat, et l’ordre

  1. Voyez la note A, à la fin du volume.