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CHARLES GUÉRIN.

S’il en est ainsi, un moment d’attention à ce qui se dit maintenant, dans la mansarde de Charles Guérin, nous fera voir combien nos deux étudians sont dépourvus de cette grande et précieuse vertu de ceux qui n’en ont pas : l’expérience.

Le départ de Pierre fournit tout naturellement un texte à la discussion.

— Comme cela, dit Jean Guilbault, ton frère nous a laissés, parcequ’il craignait de ne pouvoir gagner sa vie ? C’est se décourager bien vite.

— Je crois, dit le jeune avocat, d’après ce que m’a dit Guilbault des idées de votre frère, qu’elles s’accorderaient parfaitement avec les miennes.

— Quoi, toi aussi, Voisin, tu n’aimes pas mieux ton pays que cela ?

— Eh bon Dieu, est-ce que nous avons un pays, nous autres ? Vous parlez sans cesse de votre pays : je voudrais bien savoir si le Canada est un pays pour quelqu’un ? Deux longues lisières, à peine habitées, à peine cultivées, de chaque côté d’un fleuve, avec une ville à chaque bout : de petites villes, du milieu desquelles on voit la forêt qui se termine au pôle !

— Oh oui, Voisin est comme cela, il ne croit pas à notre nationalité : il dit qu’il faut s’anglifier.

— Ah ! si M. Voisin est un anglomane, tu as eu tort, mon cher Guilbault, de me le présenter comme un patriote. La politique, à mes yeux, n’est qu’un accessoire, un instrument qui sert à conserver notre nationalité. Que m’importe à moi que mes petits enfants (dans la supposition que j’aurai des enfans pour commencer) vivent sous un gouvernement absolu, constitutionnel ou républicain, s’ils doivent parler une autre langue, suivre une autre religion que la mienne, s’ils ne doivent plus être mes enfans ? Tâchons d’être une nation d’abord, ensuite nous verrons comment nous gouverner.

— Ce que vous dites là, M. Guérin, est bien vrai. Cepen-