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CHARLES GUÉRIN.

« J’ai passé la plus grande partie de la nuit à écrire, j’entends siffler le vent dans les cordages du vaisseau près du quai. Je suis dans une petite auberge à la basse-ville ; et si je veux me réveiller avant six heures, l’heure à laquelle je devrai être à bord, il est temps que je prenne un peu de sommeil. Voilà plusieurs nuits que je ne dors pas, et, chose singulière, dans ce moment-ci qui est le plus critique, le sommeil vient à bout de moi et prend sa revanche. Votre bénédiction, ma mère, dans quelques heures je serai parti !

« Adieu, ma mère, adieu, et pardonnez-moi.

« Pierre Guérin. »

Il y avait dans cette lettre beaucoup de vérité et de bon sens, à côté de beaucoup d’exagération et d’originalité. Elle donnait une idée assez exacte du travail qui s’était opéré dans l’esprit de cet étrange jeune homme ; elle montrait l’influence funeste, sur cette âme généreuse et fière, de l’état de société anomale dans lequel elle se sentait placée et quelle fuyait, n’osant le combattre seule.

Louise et Charles venaient d’achever cette lecture, entrecoupée souvent par leurs larmes, lorsque le médecin qu’on avait envoyé chercher pour leur mère se présenta. Il trouva l’état de madame Guérin fort alarmant, et fit différentes prescriptions qui furent soigneusement exécutées par la jeune fille. Comme il allait repartir, la tempête redoubla tout-à-coup de fureur. Les vents qui se déchaînaient et grondaient chacun à leur tour, semblèrent se réunir pour un commun et décisif effort. Après un moment de silence, presque de calme, un bruit épouvantable se fit entendre. C’était le gros orme près de la maison qui, cédant à cet assaut combiné, tomba tout d’un morceau. Il y eut dans le déchirement, dans le froissement, dans les mille craquemens, qui accompagnèrent la chûte lourde et retentissante du tronc de l’arbre, quelque chose qui