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CHARLES GUÉRIN.

par ma mort peut-être, cette correspondance pourrait cesser tout-à-coup ; ce serait un désespoir comme celui que vous allez éprouver en lisant cette lettre. Il vaut mieux n’avoir de ces émotions-là qu’une fois dans sa vie. C’est bien assez. Je sais combien je suis coupable de vous causer, une fois, cette douleur atroce ; je serais beaucoup plus coupable, si je m’y prenais de manière à ce qu’elle pût se renouveler. Je ne sais pas, si ce n’est pas une bien grande cruauté, ajoutée à toutes les autres, que de vous dire cela ; mais je me suis imaginé qu’à la longue votre chagrin s’effacerait, que ce bon Charles et cette charmante Louise viendraient à vous consoler ; qu’ils vous feraient oublier un ingrat dont il vous serait impossible de suivre les traces. Mon Dieu ! Ceux qui sont morts on les oublie bien ! Est-ce que ceux qui partent pour ne jamais revenir, ne sont pas absolument comme s’ils étaient morts ? Vous viendrez à vous dire cela, et le bon Dieu que vous priez si bien permettra que vous fassiez pour moi comme on fait pour les morts. Si, au contraire, vous connaissiez quel pays je parcourre, si vous aviez des lettres de moi, que d’angoisses ! Chaque fois qu’elles retarderaient, ou chaque fois que vous pourriez me croire en danger, ce serait pour vous la même chose que si je venais de mourir à vos yeux. Et puis, si après m’avoir compté pour perdu pendant bien des années, Dieu permettait qu’un jour, au moment où vous termineriez une prière plus fervente qu’à l’ordinaire, je me jetasse dans vos bras, grandi, vieilli, méconnaissable, mais votre fils cependant, mais vous parlant d’une voix connue dès mon berceau, d’une voix acquise, formée, exercée près de vous et par vous, quel bonheur, quel moment d’ivresse céleste, n’est-ce pas ?… Ainsi, vous le voyez, il est bien mieux pour vous de me compter pour mort, et de laisser à la providence le soin de me ressusciter un jour à venir, si cela lui plait. Et je vous promets que cela arrivera un jour ; ou au moins c’est que ça n’aura pas dépendu de moi.