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CHARLES GUÉRIN.

sornettes sur l’incapacité, sur l’ignorance, sur la jalousie, sur l’inertie, sur la malchance (il y a de ces gens-là qui croient au destin comme des Mahométans), sur la fatalité, qui empêchent leurs compatriotes de réussir, ce qui est en effet un excellent moyen de tout décourager et de tout empêcher. Si ce n’était que de ces gens-là, qui se font passer pour des oracles, je crois que les choses iraient aussi bien ici qu’ailleurs. Je ne vois pas du tout pourquoi elles iraient moins bien. L’énergie de toute une population bien employée et constamment employée finirait par user à la longue la chaîne du despotisme colonial… Mais, je m’apperçois, ma chère maman, que je me laisse aller aux grands mots ; et ce n’est pourtant pas le temps de faire une amplification. J’ai voulu vous dire toutes les raisons de mon départ, afin de n’être point taxé d’ingratitude. Je compte bien que les choses iront mieux dans ce pays d’ici à quelques années. Mais je n’ai pas le temps d’attendre, et je m’en vais. Si je fais fortune ailleurs, ce qui est fort douteux, (après tout, ce qui n’est pas impossible), je reviendrai vous consoler dans votre vieillesse et je dépenserai ce que j’aurai gagné dans un autre pays, au milieu de mes compatriotes. C’est tout juste : puisqu’il y a des étrangers qui viennent s’enrichir à nos dépens et s’en retournent vivre ailleurs de nos dépouilles !

« Je ne vous dis pas le nom du vaisseau à bord duquel je m’embarque. Il y en a plusieurs qui partent en même temps. Je ne veux pas que vous puissiez me suivre de vue, je préfère de beaucoup que vous me comptiez pour mort dès à présent : l’espérance, l’anxiété de chaque jour vous rendraient trop malheureuse. Je vous préviens que vous n’aurez de mes nouvelles que par moi-même, si je reviens ; mais je ne vous écrirai point. Il y aurait trop de lacunes, trop d’irrégularités dans ma correspondance ; ce serait un nouveau chagrin, une nouvelle douleur chaque fois. Par une circonstance ou par une autre,