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CHARLES GUÉRIN.

porte toute une couche de morts dans une fosse commune, pour faire place à une nouvelle génération, et cela sans aucune forme légale et tout-à-fait à l’insu des parens.

Le soin que les orientaux prennent des tombeaux est quelque chose de touchant, les peuples sauvages eux-mêmes avaient la forêt sacrée, où reposaient les os des ancêtres. Dirai-je, disait un chef indien, dirai-je aux os de mes pères : levez-vous et suivez-moi dans une terre lointaine ! En Europe, dans les plus grandes villes, une tombe est quelque chose de sacrée ; une épouse, une mère, une sœur, cultivent des fleurs sur le tertre qui recouvre les restes d’un époux, d’une fille, d’une sœur. Ici l’on paraît un peu de l’opinion de Mirabeau, qui disait : « si chaque homme avait eu un droit imprescriptible et éternel à un tombeau, il faudrait bientôt remuer les cendres des morts pour nourrir les vivants !»

M. Alphonse Karr, dans son Voyage autour de mon jardin, a écrit un passage touchant sur les fleurs des cimetières, et sur le culte des morts.

« Nous voici arrivés, dit-il, à un groupe de vieux ormes enveloppés de lierre, qui se rejoignent par le haut en forme d’ogives et ne laissent pas pénétrer le soleil. Sous cette ombre épaisse fleurissent le syringa et le chèvre-feuille ; le syringa dont les fleurs blanches ont l’odeur de celles de l’oranger ; le chèvre-feuille qui s’est emparé de ceux des arbres qui ont été oubliés par le lierre et qui élève, en s’élançant autour d’eux, ses fleurs qui exhalent un parfum si doux. Le chèvre-feuille est une des plantes qui se plaisent sur les tombeaux ; c’est dans les cimetières que l’on rencontre les plus magnifiques. On sait l’effet que produit sur la pensée l’encens qu’on brûle dans les églises, pendant que l’orgue remplit la voûte du temple de ses voix puissantes.

« Il est pourtant quelque chose de plus religieux, de plus puissant, de plus solennel que les voix harmonieuses de l’orgue ; c’est le silence des tombeaux. Il est un parfum plus enivrant, plus religieux que celui de l’encens ; c’est celui des chèvres-feuilles, qui croissent sur les tombes sur lesquelles l’herbe a poussé épaisse et drus en même temps, et moins vite que l’oubli dans le cœur des vivans.

« Quand le soir au coucher du soleil, seul dans un cimetière, on commence à frissonner au bruit de ses propres pas ; quand on respire cette odeur du chèvre-feuille, il semble que, tandis que le corps se transforme et devient les fleurs qui couvrent la tombe, la pervenche bleue, la violette des morts, et le chèvre-feuille, il semble que l’âme immortelle s’échappe, s’exhale en parfum céleste, et remonte au-dessus des nuages.

« Beaucoup de poëtes ont parlé des vers qui dévorent les cadavres ; c’est une horrible image, horrible surtout pour ceux qui ont livré à la terre des personnes chéries ; ce ver des tombeaux a été inventé par les poëtes et n’existe que dans leur imagination : les corps de ceux que nous avons aimés ne sont pas exposés à cette insulte et à cette profanation. Des savans, de vrais savans, vous diront qu’il n’est pas vrai que la corruption engendre des vers ; il faut que certaines mouches aient pondu les œufs d’où les vers doivent sortir, et ces mouches-là ne savent pas percer la terre au-delà d’une certaine profondeur.

« La vie est bien changée du jour où l’on a déposé dans la terre le corps d’une personne aimée : que de choses vous inquiètent auxquelles vous n’aviez jamais songé ! C’est une image qui ne reste pas toujours à vos côtés, mais qui vous apparaît tout-à-coup au moment le plus inattendu, et qui vient vous glacer au milieu d’un plaisir ou d’une fête, qui arrête et tue un sourire qui allait fleurir sur les lèvres. Il ne faut, pour l’évoquer et la faire apparaître, qu’un mot qui était familier au mort, qu’un son, qu’une voix, qu’un air que l’on chante au loin et dont le vent vous apporte une bouffée ; il ne faut que l’aspect et l’odeur d’une fleur, pour qu’on revoie a l’instant cette triste et chère image, et qu’on ressente au cœur comme une pointe aigue, la douleur des adieux et de l’éternelle séparation.

« De ce jour, on a une partie de soi-même dans la tombe ; de ce jour, on ne se livre plus au monde et à ses distractions qu’en s’échappant et au risque d’être à chaque instant ressaisi et ramené au cimetière.

« En effet on a enterré dans leur tombe tout ce qu’on aimait avec eux, et les fleurs cultivées ensemble et les chagrins subis ensemble, toutes choses qui nous rappellent les morts et nous parlent d’eux.

« J’ai dans un coin solitaire du jardin trois jacinthes que mon père avait plantées