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CHARLES GUÉRIN.

que les habitans ont construit sur la rivière, sans attendre le bon plaisir du bureau des travaux publics.

Madame Guérin est encore l’élégante de l’endroit. Elle y a transporté l’ameublement de son petit salon, revu, corrigé et augmenté. Dans les longues soirées d’hiver on cause chez elle, on y fait de la musique, on y lit en petit comité ce que l’on peut se procurer de plus nouveau.

On y chôme aussi avec une gaîté toute nationale les bonnes fêtes du pays, la St. Jean-Baptiste, la Sainte-Catherine, le Mardi-Gras et surtout la Mi-Carême. Jusqu’à ces dernières années la mère Paquette qui elle aussi a émigré, a renouvelé ce jour-là, au profit des enfans de Louise et de Marichette, la scène que vous savez. Nous disons jusqu’à ces dernières années, car la mère Paquette, qui est un peu janséniste, soutient, malgré l’avis de son curé, que le carême mitigé que l’on observe maintenant ne sert qu’à damner les gens un peu plus vite, et ne vaut plus la peine qu’on en parle.

Tous les ans dans le mois de juin, Pierre Guérin célèbre à petit bruit dans son église une messe de Requiem, et les deux jeunes familles y assistent avec recueillement. On y prie pour une bonne mère dont l’absence est le seul obstacle que l’on connaisse à un bonheur parfait.

Il faut le dire cependant ; ce bonheur est depuis peu sérieusement menacé : l’orage se forme souvent à l’horizon du ciel le plus pur.

Charles avait senti, dès le commencement, que le plus grand écueil de sa colonisation serait la jalousie, que lui et ses proches pourraient inspirer. Il n’a jamais voulu ni pour lui-même ni pour son beau-frère, ni pour son beau-père d’aucune des charges et des dignités locales. Il n’est ni officier de milice, ni juge de paix, ni marguillier, ni commissaire des petites causes, ni commissaire des écoles ; il a laissé nommer à toutes ces fonctions les habitans les plus respectables. Il y gagne qu’on