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CHARLES GUÉRIN.

état de faire les tristes réflexions de la cigale : quand la bise fut venue. J’avais dépensé le reste de mon argent ;

Pas le plus petit morceau
De mouche ou de vermisseau !

Je cherchai de l’emploi. Je m’annonçai cette fois comme maître d’anglais et de français. Ce fut en vain, les élèves ne vinrent point. Vous allez croire que j’étais bien découragé ? N’avais-je pas la mer devant moi ? Quiconque a été matelot s’est assuré un spécifique admirable contre la misère d’une part, et contre la fortune de l’autre. Vous êtes à bout d’expédiens : vous gagnez un port de mer. Il y a toujours un vaisseau en partance où l’on vous recevra, ne fût-ce que pour votre passage. Je m’engageai à un capitaine anglais qui partait pour Smyrne ; un naufrage nous rejeta à Civitta-Vecchia. Je tombai bien malade dans cette petite ville. J’y serais mort autant de misère que de fièvre, sans un vieux moine camaldule qui s’intéressa à moi, me recueillit, et, dès que ma santé le permit, m’emmena à Rome où était son couvent.

Tous les chemins mènent à Rome, c’est un bien vieux proverbe ; mais la route que j’avais suivie pour arriver dans la capitale du monde chrétien, n’en était pas moins singulière : et lorsque je songe à l’influence que cette circonstance devait avoir sur mes destinées, j’y vois une providence bien signalée. Ma maladie avait changé le cours de mes idées. Des pensées pieuses remplacèrent mon insouciance aventureuse, les projets ambitieux qui m’avaient poussé à courir le monde se réveillèrent, mais avec une autre couleur et une autre tendance. Je me reprochai d’avoir jusque là perdu mon temps, sans embrasser aucune des carrières nombreuses, que je croyais si faciles à trouver partout ailleurs que dans mon pays. J’eus honte de la vie que j’avais menée et surtout je me désespérai, lorsque je pensai que j’avais eu la cruauté de ne pas écrire à ma mère. Vingt fois je pris la plume pour le faire, mais toujours elle me