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CHARLES GUÉRIN.

qu’il pouvait sortir, et jusque là les deux frères n’avaient pas eu d’entretien sérieux. Charles avait bien des questions à faire au voyageur, et Pierre, sans avoir à un bien haut degré la manie de conter ses aventures, ne put s’empêcher d’entrer dans quelques détails.

« Le soir de mon départ, dit-il, il fesait un bien mauvais temps, si tu t’en souviens, et, le lendemain, c’était une véritable tempête. Nous fûmes retenus une journée entière au trou Saint Patrice. Le jour suivant, en passant devant l’anse de la Rivière aux Écrevisses, nous apperçumes les débris d’un navire qui avait fait naufrage sur la pointe. C’en fut assez pour me confirmer dans ma folle résolution de ne pas vous écrire. Naturellement, vous me penseriez péri avec ce vaisseau. Sans en avoir au juste la certitude, vous me pleureriez pendant quelque temps et vous finiriez, comme heureusement on finit toujours, par m’oublier. C’est aussi ce qui explique pourquoi j’ai persévéré dans ce système, malgré ce qu’il a dû m’en coûter.

« La traversée fut mauvaise. Les brouillards nous retinrent longtemps dans le golfe. Les vents contraires et les bourrasques m’ont fait faire un rude apprentissage de la mer. Le calum undique, et undique pontus a plus de charmes dans les poëmes de Virgile que dans la réalité. Les vagues cependant et les dangers mêmes ont leur attrait. Lorsqu’il me fallut grimper en haut d’un mât, tandis que le vaisseau penchait et craquait sous l’effort de la tempête, tout en formant bien sincèrement le vœu de vous revoir, j’éprouvais un certain orgueil à braver ainsi les élémens déchaînés.

« Ce qui m’a le plus inspiré d’aversion, ce sont les habitudes brutales des matelots, et le peu de sympathie que je trouvai en arrivant. Il semblait que mes camarades du bord étaient jaloux de l’éducation que j’avais. Ils cherchaient continuellement à m’humilier, et me gourmandaient et me raillaient sans motif. Leurs grossières plaisanteries me rendi-