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CHARLES GUÉRIN.

a bien longtemps, une histoire comme ça, d’un grand seigneur qui avait un beau château, et qui voulait à tout prix chasser un pauvre homme, qui avait sa cabane tout près du château. Cette histoire là a bien mal tourné pour le seigneur. Je crois qu’on appelle ça une farabole.

— Tu veux dire une parabole. C’est que je me moque joliment des paraboles, moi ! Tu ne sais donc pas qu’il me faut cette terre ? Tu ne sais pas qu’il me la faut absolument ?

— Ça se peut bien, monsieur Wagnaër, ça se peut bien. Mais, sauf le respect que je vous dois, il vous fallait la veuve, aussi… il vous la fallait absolument.

— Ah ! la diablesse de femme ! Il me la fallait en effet, il me la fallait, surtout pour avoir la terre. Mais à présent qu’elle a tant fait la grande dame ; à présent qu’elle m’a repoussé, moi, veuf comme elle, et beaucoup plus riche qu’elle… ma foi, elle s’arrangera comme elle pourra, je prendrai le bien, comme disent les habitans,[1] et je laisserai la femme. Ce sont mes principes, vois-tu, j’essaie d’abord à exploiter les gens à leur profit, ça me parait juste et raisonnable que l’on fasse du bien aux autres en s’en fesant à soi-même. Par exemple, quand les gens sont assez bêtes pour ne pas me laisser faire… alors tant pis pour eux, je les exploite comme je puis. Car il faut toujours exploiter. Il faut tout tourner à son profit, sans se gêner pour personne… autrement ça n’avancerait à rien. C’est là la règle fondamentale du commerce. Apprends cela mon pauvre François.

— Comment dites-vous cela, monsieur ?

Exploiter, mon pauvre François, exploiter ; c’est le mot. La société, c’est l’exploitation de l’homme par l’homme. Plus je regarde cette Rivière aux Écrevisses, plus je pense en effet

  1. Bien, se dit dans nos campagnes pour terre, bien immobilier. La signification ainsi restreinte de ce mot, montre l’attachement des canadiens-français pour la propriété foncière. L’anglais dit my goods, en parlant de ses effets, de son mobilier.