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CHARLES GUÉRIN.

On avait érigé des hôpitaux temporaires, et l’on avait élevé au centre du faubourg St. Jean, sur un terrain vacant, une immense barraque en bois que l’on baptisa du nom d’Hôpital des Émigrés. C’était là que le fléau tenait sa cour plénière et régnait en maître absolu. Ce n’étaient pas des malades, c’était plutôt des mourans qui allaient se faire enrégistrer dans cet hôpital, avant de prendre le chemin du cimetière. Tous les lits étaient pleins, et une foule de patiens étaient étendus par terre, faute de place : rien de plus hideusement saisissant que cette salle, où il fallait souvent déplacer un cadavre pour parvenir à un malade. On avait été obligé d’établir tout près de là une boutique de cercueils et le bruit de ce sinistre travail parvenait distinctement à l’oreille des mourans.

C’était la nuit. Il faisait une chaleur suffoquante. Epuisés de sueurs, de fatigue, de dégoût et de découragement, trois médecins et un élève étaient assis ou plutôt couchés sur des chaises dans une petite chambre étroite et basse, qui servait d'apothicairerie, derrière la salle des malades.

Ces trois hommes, distingués tous trois parmi leurs confrères, offraient chacun d’eux un des types de la profession médicale. Le plus savant et le plus célèbre des trois, était un petit homme maigre, au front chauve, au visage pâle, aux yeux enfoncés dans leur orbite, à la contenance raide et automatique. Il était curieux à voir dans le désordre de ses vêtemens et l’agitation nerveuse qu’il éprouvait. On reconnaissait aisément qu’il ne s’était point ménagé, et qu’il avait lutté sans trop de précautions contre le fléau. C’était un de ces hommes qui, par amour de la science et de l'humanité, se dévouent corps et âme à leur profession ; qui portent dans leur traitement des maladies une obstination acharnée et pour bien-dire héroïque ; qui s’occupent peu de l’argent, de la renommée, de toutes les jouissances de la vie, et font abstraction de tout ce qui n’est