Page:Chauveau - Charles Guérin, roman de mœurs canadiennes, 1853.djvu/259

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
249
CHARLES GUÉRIN.

souffrir et d’être malheureuse ; mais je comprends à présent que l’on peut être assez affligée pour se donner la mort !

— Se donner la mort ! Il y a d’autres remèdes que celui-là, aux situations mêmes les plus critiques.

— Peut-être !

— Est-on obligé d’obéir à des ordres injustes ? Doit-on contre son cœur et contre soi-même donner la main à un complot malhonnête, parce que celui qui l’a formé…

— Est votre père, ajouta lentement la jeune fille ! Forcée à rougir de mon père devant lui — Charles, si vous m’aimiez, vous me ménageriez davantage.

— Le mot est dur peut-être ; s’il n’y avait que moi de trompé, mais ma mère…

— Votre mère ! L’aimez-vous beaucoup votre mère, dit vivement Clorinde !

— Si je l’aime beaucoup ! Étrange question ! Tous ceux que j’aime, Clorinde, je les aime beaucoup. Mais ma mère, voyez-vous, c’est autre chose. C’est de la reconnaissance, c’est de l’admiration, c’est du dévouement, pour elle qui s’est dévouée à nous, qui a refusé la fortune plus d’une fois pour être seule à veiller sur nous.

— Alors si vous aimez autant votre mère que vous l’assurez, vous comprendrez ce que j’ai à vous dire. Écoutez-moi bien, Charles, et vous jugerez de la conduite que je dois tenir. Vous me direz ce que vous feriez si vous étiez à ma place.

Je suis née à Jersey, comme vous le savez. Mon père était livré à de grandes spéculations de commerce, ma mère appartenait à une famille très considérée. Son père était chef-juge, et son aïeul avait été grand-bailli. Elle avait apporté en dot à mon père, outre une forte somme d’argent, plusieurs beaux vergers dont il tirait un excellent parti. Deux de ces vergers étaient situés tout près de Saint Hélier, la capitale de l’île où nous demeurions. Je me rappellerai toujours avoir été avec