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CHARLES GUÉRIN.

puis elle accepta ; puis elle ne voulut plus ; puis enfin le chevalier ne s’embarqua pas seul.

Sur le rivage, il lui jura de l’aimer toujours, et il insista pour qu’elle lui dît : Je te donne mon âme. La jeune fille qui avait déjà donné son cœur, ne réfléchit pas que son âme n’appartenait qu’à Dieu, et elle répéta la formule amoureuse que son amant lui mit à la bouche.

La journée passée sur la mer fut des plus belles : le chevalier charmait avec son chant et son luth les poissons qui suivaient le vaisseau.

Vers le soir, la jeune fille crut tout-à-coup s’imaginer que son fiancé était plus grand qu’à l’ordinaire. Elle lui en fit ingénument la remarque. Il ne répondit rien. Effectivement quelques instans après, elle le vit grandir… grandir, et sa taille dépassa bien vite les limites de la stature humaine. La jeune fille tremblait et elle sentait comme du feu la main brûlante de son gigantesque et silencieux amant appuyée sur son épaule… Il grandissait toujours ; et bientôt sa tête s’éleva au-dessus du mât de la barque…

Le chevalier, c’était le diable. Il prit sans cérémonie l’âme que la jeune fille lui avait donnée inconsidérément, et il livra son corps aux abîmes de l’Océan qui ne le rendirent jamais au rivage.

Maintenant, ce que dût éprouver la malheureuse, lorsqu’elle vit ainsi grandir et se métamorphoser l’amant qui avait reçu sa foi, devait ressembler beaucoup aux sensations qu’éprouva notre héros, lorsqu’il vit se dérouler et grandir démesurément toutes les circonstances du complot dont il était la victime.

Il essaya cependant, comme font tous les naufragés, à se prendre à quelque chose. Il souleva, comme autant de planches de salut, toutes les suppositions qu’il put imaginer. Malheureusement, sa mère trouvait à toutes ses objections une réponse préremptoire.