Page:Chauveau - Charles Guérin, roman de mœurs canadiennes, 1853.djvu/23

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
13
CHARLES GUÉRIN.

— Il m’a dit, very well.

— Ensuite ?

— Ensuite ? — C’est tout. Après, quand il me rencontrait, il ne me voyait pas.

— Mais c’est une honte cela ! Sais-tu bien que notre père s’est presque ruiné avec ce M. Wilby ? Que cet homme-là n’avait presque rien quand il est venu ici, et que c’est avec de l’argent emprunté, par l’influence de notre famille, qu’il a fait son chemin ? Sais-tu que du vivant de notre père, tous les étés M. Wilby et sa femme, et ses enfants, et ses domestiques, et ses chevaux, et ses chiens, et ses amis bien souvent, venaient s’établir chez nous pour des semaines entières ?

— Je sais tout cela mon cher, et n’en suis pas étonné. As-tu donc oublié ton Horace ? Donec eris felix……

Et les deux jeunes gens répétèrent lentement et à l’unisson, avec un même accent déjà rempli de misanthropie, le célèbre distique du poëte malheureux, qui, s’il fut plein de vérité dans tous les temps, ne s’appliqua jamais si bien nulle part, qu’à ces braves familles canadiennes, riches un jour du patrimoine de leurs ancêtres ou de leur propre industrie, mais bientôt, dédaigneuses de la sphère honnête et modeste de leurs concitoyens, et empressées de renouveler auprès de la fastueuse société anglaise la fable du pot de terre et du pot de fer.

La conversation assez grave quoique enjouée de nos deux écoliers se serait indéfiniment prolongée, si tout-à-coup deux jolies petites mains très blanches et très espiègles ne se fussent appuyées brusquement sur l’épaule gauche de l’un et sur l’épaule droite de l’autre, de manière à les embrasser tous deux, tandis qu’une belle tête blonde aux boucles de cheveux soyeuses et frémissantes se glissait sous leurs larges chapeaux de paille. Dire que deux baisers des plus bruyans, enlevés à chacune des joues de cette charmante tête de jeune fille, furent la punition de sa témérité, ce serait dire ce que nos lecteurs devineront bien sans