Page:Chauveau - Charles Guérin, roman de mœurs canadiennes, 1853.djvu/214

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
204
CHARLES GUÉRIN.

— Avec qui, grand Dieu ! C’est bien la plus laide petite personne que je connaisse :

— Avec le jeune F…

— Mais elle a deux fois son âge !

— Vous n’avez donc point remarqué qu’au dernier pic-nic à Montmorency, il a toujours conduit le traîneau de Julie ?

— Oh ! je m’en souviens… ils ont failli glisser dans le gouffre.

— Il va d’abîmes en abîmes, ce pauvre jeune homme.

— Comment dites-vous cela en latin, M. Guérin ?

Abyssus abyssum invocat.

— C'est très joli… amicas amicum invocat. Il faut que je m’en souvienne.

Celle qui faisait ainsi provision de science, était le bel esprit, le bas bleu de la coterie. Elle n’était ni jeune, ni belle, ce qui va sans dire, mais un peu spirituelle et beaucoup méchante. Elle avait eu de grandes prétentions à l’égard du jeune F… et Clorinde, malgré toute la bonté qu’elle affectait, s’était permis de venger son amie Émilie assez habituellement maltraitée par ces demoiselles, en annonçant le mariage de Julia Wilby. Comme on voit le coup avait porté.

Après toute une heure de conversation sur le même ton, où l’on se donna, à la dérobée, force coups de griffes, tout en fesant patte de velours et s’appelant ma chère, ces tendres amies purent se décider à une séparation, en se promettant bien de se revoir le lendemain, pour recommencer le même jeu.

La demoiselle de la maison sortit avec elles, laissant Charles seul avec Clorinde.

Mlle Wagnaër pâlit rapidement et une expression de malaise se répandit sur tous ses traits, comme si elle lut retombée sous le coup d’une émotion pénible, suspendue seulement pour quelques instans.

— M. Guérin, dit-elle, après an long silence, vous avez dû