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CHARLES GUÉRIN.

paient, les vieux chapeaux de castor noir que portaient hommes et femmes, les plaques d’étain qui luisaient sur leurs chemises d’indienne, formaient une espèce de compromis bizarre entre la vie sauvage et la vie civilisée. Après avoir quelque temps examiné ces nouveaux venus, les deux jeunes gens, sans se communiquer le fruit de leurs observations, levèrent la tête et aperçurent par-dessus l’île les hautes voiles d’un navire marchand, qui apparaissait là comme par enchantement. Contrarié par le vent de nord-est, dont une légère brise venait de s’élever, ce vaisseau courait des bordées, et après s’être avancé un peu au delà de la petite île, il tournait sur lui-même, lorsqu’un coup de fusil se fit entendre à bord. On put remarquer en même temps, sur la grève au bout de la pointe de l’église, deux femmes, dont l’une tenait élevé dans ses bras, un jeune enfant, et dont l’autre agitait un mouchoir. C’était la mère et la jeune épouse du pilote qui guidait le navire jusqu’au Bic.

Pierre Guérin ne put tenir à cette scène de famille. — Voilà, s’écria-t-il, tristement, ce que je ne pourrai faire, moi ! Çet homme reviendra dans quelques semaines vers sa mère, son épouse, et son enfant, et il échange avec eux un adieu touchant, comme s’ils ne devaient jamais se revoir. Mais moi donc, moi, qui pars pour toujours, pas un signal, pas un mot, rien qui puisse indiquer à ma mère et à ma sœur, que je verrai peut-être là bas sur la pointe comme ces deux femmes, que c’est moi qui passe, qui les abandonne ! Rien de semblable, je ne ferais que rendre plus terrible l’ennui qu’elles éprouveront, je ne ferais qu’ajouter un détail de plus, à tous les tristes détails de ma fuite. Oh c’est bien douloureux !…… mais ajouta-t-il, résolument, il le faut !

— Dis donc que tu le veux.

— Que puis-je vouloir autrement ? Que puis-je faire de bon ici ? Quand notre mère aura dépensé les débris de sa fortune à faire de moi un pauvre docteur de campagne, ou un avocat