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CHARLES GUÉRIN.

Madame Guérin était douée ou si l’on veut affligée d’une de ces imaginations ardentes qui marchent vîte et bien vîte, dans le chemin où elles entrent. Dans peu d’instans elle eut réhabilité aux yeux de son fils le nouveau major dont elle ne lui avait jamais dit de bien ; cela fait, elle se mit à dérouler l’avenir comme elle l’entendait la pauvre femme, mais non pas absolument tel que Charles le rêvait.

Son fils une fois marié s’établissait auprès d’elle et de son beau-père ; il entreprenait de société avec celui-ci les plus beaux travaux, il créait un commerce de bois sur la Rivière aux Écrevisses, les billots descendaient comme d’énormes poissons dans le courant rapide, un moulin gigantesque sciait le bois au fonds de l’anse, des goëlettes et des navires s’y pressaient en foule, la terre devenait le site d’un petit village, d’une petite ville, et Dieu sait quoi encore ! Les nouvelles juridictions judiciaires dont on commençait à parler déjà étaient établies, l’endroit devenait de la plus grande importance, on y installait une cour de justice, Charles cumulait le commerce et la profession, et était tout naturellement le procureur de la maison dont il fesait partie ; il était de plus l’avocat de tout le monde et faisait, somme toute, des affaires d’or. Puis on était si heureux ! Louise aimait tant Clorinde ! Clorinde aimait tant sa mère ! Et Charles donc ! Et les petits enfans !…

Une pensée triste se lisait toutefois, sur la figure du jeune homme. C’était, sans le savoir, une trahison que sa mère lui proposait. Il se fesait honte à lui-même intérieurement d’avoir pu en écouter si long, sans élever énergiquement la voix pour plaider la cause de sa fiancée absente ; mais sa mère parlait avec tant de volubilité… et il lui en coûtait tant de l’arracher à ses illusions !

Il lui vint à l’esprit de faire une question, au moyen de laquelle il crut rompre le fil de la conversation, afin de la repren-