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CHARLES GUÉRIN.

verserait généreusement du meilleur rhum de la Jamaïque, dont il venait de recevoir les quatre plus belles tonnes qui fussent jamais entrées dans la paroisse. Cette péroraison éloquente prouvait au reste ce fait consolant, que l’éclat des grandeurs n’éblouissait point trop l’habile parvenu, et que chez lui le major savait dans l’occasion ne pas oublier le marchand.

Un second feu roulant, plus énergique et mieux nourri que le premier, succéda aux deux discours, et le Mai s’éleva comme en triomphe au milieu des cris de joie d’une foule de femmes et d’enfans accourus de tous côtés, et aux sons du God save the King, que Guillot le commis exécuta tant bien que mal, sur un vieux cor de chasse emprunté pour la circonstance [1].

Cette musique étrange, les naïves acclamations des spectateurs, la vive fusillade, les costumes pittoresques des habitans, les bonnets rouges et bleus qu’on agitait en l’air, les banderolles du Mai qui flottaient au vent frais et léger du matin, la gaîté et la bonhommie des nombreux acteurs de cette scène, le sérieux grotesque de M. Wagnaër et du capitaine, formaient un tableau de genre des plus charmans, encadré dans le plus magnifique paysage et éclairé par les plus beaux rayons d’un soleil de printemps.

Mais si quelque chose contribuait surtout à embellir ce spectacle ; à coup sûr, c’était la personne de Clorinde. Debout sur une chaise dans la fenêtre, de manière à ce que sa taille élancée parût dans toute sa grâce, elle semblait la reine ou plutôt la déesse à qui tous ces honneurs étaient rendus. Aussi prenait-elle le plus vif intérêt à ce qui se passait. Ses beaux yeux noirs humides d’émotion étincelaient en même temps de plaisir ; elle semblait rire et pleurer tout ensemble, son teint brun était animé par les plus vives couleurs, et rayonnante à

  1. Voyez la note B à la fin du volume.