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CHARLES GUÉRIN.

jeune homme d’un côté et la jeune fille de l’autre, mais de manière que l’un fut sauvé et l’autre dans le plus grand danger. Charles, en se relevant, put voir Marichette qui serrait de toutes ses forces la tigé dure et flexible d’un arbuste précisément au-dessus de l’endroit le plus perpendiculaire de la coulée. Il n’hésita point un instant, sauta par dessus le cheval et la voiture, enfoncés dans la neige amoncelée autour du tronc d’arbre, et s’élança au secours de la malheureuse enfant Mais il mit trop d’ardeur dans son dévouement, le pied lui glissa, et à son tour il se vit suspendu entre la vie et la mort. Tombé de manière à ce que sa tête dépassait l’angle d’un rocher, recouvert de glace, il se sentait glisser lentement dans l’abîme…… Toute la puissance de sa volonté concentrée par l’instinct de sa conservation, toute la force de ses muscles contractés, tous les efforts qu’il pouvait faire avec ses mains et ses genoux qu’il raidissait en vain sous lui, ne servaient qu’à lui faire regagner péniblement un demi-pouce de chaque pouce de terrain qu’il perdait. Au-dessous de lui il voyait bien distinctement la frèle couche de glace qui emprisonnait la petite rivière au fond de la coulée, et que le poids de son corps devait, pensait-il, bientôt briser. Il voyait aussi de chaque côté la neige à travers laquelle perçaient quelques arbrisseaux ; et la large bande noire que formait la rivière entre deux bandes blanches, figurait avec raison à son imagination un vaste drap mortuaire. Un vent froid qui semblait caresser les bords du précipice, glaçait son front, tandis qu’une sueur abondante ruisselait de tous ses membres. La jeune fille n’était séparée de l’abîme que par la longueur du corps du jeune homme : s’il tombait, elle allait être attirée dans sa chute ; si elle lâchait la tigé de l’arbuste, elle poussait Charles devant elle et tombait après lui. Se touchant presque, ils ne pouvaient se secourir : pas un mot ne sortait de ces poitrines oppressées par la teneur… il ne leur était pas même possible d’échanger un regard… déjà la