Page:Chauveau - Charles Guérin, roman de mœurs canadiennes, 1853.djvu/117

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
107
CHARLES GUÉRIN.

de les feuilleter, lorsqu’il ne pourrait pas aller bûcher dans la forêt. Il avait laissé à la ville, à dessein, toute sa bibliothèque de romans ; et il fut horriblement choqué de trouver toute rendue au terme de son voyage, ce qui ressemblait beaucoup à une héroïne en chair et en os, une petite paysanne à prétentions, qu’on lui disait instruite, et que pour comble de malheur, il ne put s’empêcher de trouver jolie. Il jugea de suite que le seul moyen de tenir à son projet, c’était d’éviter tout rapport avec cette jeune personne, qu’il considérait d’ailleurs comme bien au dessous de lui.

On sait combien les familles riches et distinguées, établies dans les campagnes, se pensent supérieures aux habitans qui les entourent. Le père de Charles n’était point sorti, comme on dit, de la cuisse de Jupiter ; cependant la position que l’honnête marchand s’était faite, et l’éducation qu’il avait eue, l’avaient mis en droit de tenir ses voisins à une respectueuse distance. Depuis sa mort, loin de s’affaiblir, l’orgueil de sa famille s’était accru. Madame Guérin avait pour son propre compte, quelques prétentions à la noblesse, et la décadence de sa fortune, par une réaction bien légitime, exagérait chez elle le sentiment de sa dignité. Ses enfans, qu’elle ne voulait pas voir complètement déchus, avaient été élevés dans des idées presque aristocratiques. Cela explique comment notre héros, campagnard lui-même, aurait cru déroger en portant des attentions à la fille d’un habitant, si bien élevée et si gentille qu’elle fut.

De son côté, Marichette n’ignorait point ce qu’elle valait. Toute bonne princesse qu’elle se montrât dans son village, elle appréciait parfaitement la grande distance qu’il y avait entr’elle et ceux qui l’entouraient. Elle avait refusé, sous un honnête prétexte, la main d’un jeune homme qui passait pour un des meilleurs partis de la paroisse. Ses prétentions n’allaient pas jusqu’à vouloir exclusivement d’un monsieur de la ville ; mais elle aimait à croire à la possibilité d’un mariage, où le chef de