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CHARLES GUÉRIN.

ne restera aucune trace de ses efforts. Du moment où son œuvre menace de devenir utile à lui-même ou à la société, il s’arrête et ne va pas plus loin ; dans l’hallucination continuelle qu’il éprouve, il arrange la veille sa journée du lendemain, et si quelqu’évènement imprévu vient y changer quelque chose, serait-ce l’occasion de faire sa fortune, il s’estimerait vraiment malheureux ; mais il n’est jamais si exaspéré que lorsqu’il se voit arraché à ses rêves par un devoir qu’il lui faut remplir.

Le devoir est en effet l’ennemi juré du caprice. L’un commande et l’autre désobéit. Tandis que l’un prêche avec gravité et avec onction, l’autre ne fait que rire et chanter, et se moquer. Tandis que l’un bâtit avec courage des monumens de granit, l’autre élève des châteaux de cartes. Avec l’un, c’est la jouissance d’abord et le dégoût à la suite ; avec l’autre, c’est le travail d’abord et ensuite la jouissance. Le devoir redoute le caprice, tout en le méprisant, le caprice se rit du devoir et le hait parcequ’il l’estime. Le devoir nous commande rudement pour commencer ; il ne gagne nos bonnes grâces qu’à la longue ; le caprice nous enchante et nous séduit pour se rendre maître ; puis, quand il est maître, il nous tyrannise sans relâche. Le devoir, c’est la prière humble et fervente, c’est le travail modeste et assidu, c’est la raison lucide, c’est la charité héroïque, c’est l’économie discrète et prévoyante ; le caprice au contraire, c’est l’extase folle et orgueilleuse, l’oisiveté dédaigneuse, la volupté exigeante, l’insoumission railleuse, le sophisme inconséquent, l’égoïsme étroit, le luxe corrupteur et ruineux.

Nous avons dit que cette maladie du caprice prenait naissance dans les rêves et la mélancolie qui suivent les dernières années des études scholastiques et accompagnent beaucoup de jeunes gens à leur entrée dans le monde ou dans l’état religieux. L’incertitude, le malaise, l’irrésolution où les plonge cette fu-