Page:Chaucer - Les Contes de Canterbury.djvu/84

Cette page a été validée par deux contributeurs.

envers ceux qui sont pleins de repentance et d’effroi,
comme envers hommes d’orgueil et de malice
qui veulent soutenir ce qu’ils ont une fois entrepris !
Ce seigneur montre piètre discernement
1780qui en pareil cas ne sait faire de distinction,
mais pèse du même poids orgueil et humilité. »
Et brièvement quand son ire ainsi fut en allée,
il se mit à lever des yeux éclaircis
et dit ces paroles d’une voix très forte : —
« Le dieu d’amour, ah ! benedicite,
quel grand et puissant seigneur !
Contre son pouvoir ne prévaut nul obstacle,
on le peut appeler dieu pour ses miracles ;
car il tourne à sa guise
1790tous les cœurs, selon ce qu’il lui plaît d’ordonner.
Voyez ici Arcite et Palamon,
qui, en liberté, tirés de ma prison,
auraient pu vivre à Thèbes en rois ;
et qui, sachant que je suis leur ennemi mortel,
et que leur mort était en mon pouvoir,
ont laissé l’amour, malgré leurs deux yeux,
les conduire ici l’un et l’autre pour mourir !
Songez-y, n’est-ce point haute folie ?
Mais qui peut esquiver la folie, s’il aime ?
1800Voyez, au nom du Dieu qui siège là-haut,
voyez comme ils saignent ! les voilà en bel arroi !
C’est ainsi que leur seigneur, le dieu d’amour, leur a payé
leurs gages et salaire pour leurs services !
Et pourtant ils pensent être pleinement sages
ceux qui servent Amour, quoi qu’il leur puisse échoir !
Mais le plus plaisant de l’histoire
c’est que celle pour qui ils ont cet ébattement
les en peut remercier tout autant que moi-même ;
elle n’en sait pas plus, de toute cette chaude affaire,
1810par Dieu ! que n’en sait lièvre ou coucou !
Mais il faut de tout tâter, du chaud et du froid ;
tout homme doit passer par la folie, jeune ou vieux ;
je le sais par moi-même depuis bien longtemps :
car en mon temps serviteur d’amour aussi je fus.
Donc, puisque je connais peine d’amour,