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Donc je demande ma mort et mon jugement ;
1740mais tue mon compagnon en même guise
car tous deux avons mérité d’être mis à mort. »


Le digne duc fit aussitôt réponse
et dit : « Voilà une brève conclusion :
votre bouche même, par votre confession,
vous a condamnés, et j’enregistre la sentence ;
il n’est pas besoin de vous torturer de la corde.
Vous allez mourir, par Mars le puissant et le Rouge ![1]
La reine incontinent, par vraie nature de femme,
se prit à pleurer et ainsi fit Émilie,
1750et de même toutes les dames de la compagnie.
Grand’pitié c’était, elles pensaient toutes,
que jamais pareil sort fût échu ;
car gentilshommes ils étaient tous deux, de haut rang,
et rien qu’amour causait ce grand débat ;
et elles voyaient leurs sanglantes plaies, larges et cruelles ;
et toutes de s’écrier, nobles dames et suivantes ;
« Aie merci, seigneur, au nom de nous toutes, femmes ! »
Et sur leurs genoux nus à terre elles tombent,
et elles eussent baisé ses pieds, sur-le-champ,
1760n’était qu’enfin son humeur s’apaisa ;
car la pitié pénètre vite dans les cœurs gents.
Et bien que tout d’abord son ire le fît trembler et frémir,
il a bientôt considéré, en bref,
et la faute des deux chevaliers et sa cause :
et bien que sa colère les accusât de crime,
pourtant, en sa raison, il les excusait tous deux ;
et ainsi vint à penser justement que chacun
se sert en amour comme il le peut,
et aussi s’échappe de prison ;
1770et aussi son cœur s’émut de compassion
pour les femmes, qui continuaient de pleurer ensemble,
et en son cœur gent il se prit à penser
et à se dire à lui-même tout doux : « Fi
d’un seigneur qui ne veut avoir merci,
mais préfère être un lion, en parole et en action,

  1. Boccace emploie la même épithète au commencement de la Teseide, I, 3, O Marte rubicondo. Elle est amenée par la couleur rouge de la planète